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Le droit en débats

Après les États généraux, construire un chemin pour la Justice

L’année dernière nous avions proposé à Jean Danet d’intervenir à notre audience solennelle. Celle-ci ayant été annulée en raison de la reprise de l’épidémie de la covid-19 en Gironde, son intervention avait été publiée au Dalloz actualité dans son édition du 24 janvier 2022.
Nous avons fait le choix cette année de récidiver après le dépôt du rapport du comité des États généraux en juillet 2023 et les annonces du garde des Sceaux le 5 janvier dernier. Jean Danet est donc intervenu en qualité d’amicus curiae à l’audience solennelle de rentrée de la cour d’appel de Bordeaux le 13 janvier.
Dans cette allocution à la fois sans concession sur les constats et pleine d’espoir sur la possibilité que l’institution judiciaire puisse être réformée de façon consensuelle et raisonnée, Jean Danet nous propose à nouveau un regard lucide, éclairé, documenté sur cette institution affectée selon ses termes d’une « dépression structurelle », qui a « intériorisé » sa misère depuis des décennies.
Nous voulons évidemment tous qu’elle en sorte et saluons à cet égard l’effort budgétaire considérable que le garde des Sceaux a pu obtenir à son profit ; nous attendons aussi la fin de ces débats infondés sur ses insuffisances, sur le plan de la gestion notamment, qui ajoutent inutilement et injustement à la crise de confiance qu’elle subit. Puisse ce texte y contribuer.

Isabelle Gorce, Première présidente de la Cour d’appel de Bordeaux
Pierre Yves Couilleau, Procureur général près ladite cour

Par Jean Danet le 25 Janvier 2023

Madame la Première Présidente, Monsieur le Procureur Général, comme l’an passé, vous m’avez proposé de porter en cette audience, une parole libre sur la Justice. J’en suis très honoré et vous en remercie vivement.

L’année dernière, la covid nous avait conduit à renoncer à l’exercice en présentiel mais la revue Dalloz actualité avait bien voulu publier l’intervention1. De sorte qu’il n’est point besoin pour moi d’y revenir aujourd’hui, sinon pour rappeler que je m’étais attaché à souligner le formidable mouvement d’accélération2 de toutes les mutations de la Justice depuis quelques décennies qu’il s’agisse du droit, des juridictions ou des professions judiciaires.

J’avais rappelé que pour autant il serait vain d’agiter le fantasme d’un âge d’or qui n’a pas existé ou de croire que l’on pourrait choisir entre l’accroissement des moyens et la réforme de l’institution et de son organisation. J’avais tenté d’esquisser les limites des précédentes réformes et les conditions d’un aggiornamento profond et durable, en pariant sur l’intelligence collective pour surmonter la profonde crise de confiance que traverse l’institution.

Je vais essayer à nouveau de tenir une parole libre sur la Justice mais sous la même réserve que l’an passé : notre liberté à chacun – y compris la mienne – est limitée par notre histoire, notre parcours, notre manière d’approcher les questions, par nos capacités de mobilisation des connaissances et d’élaboration de la pensée.

[…]

… En ce début 2023, nous avons tous pu lire les rapports des États généraux de la Justice3 et ce que je dirai ici fera nécessairement écho, pour chacun de vous, à ces écrits. Il faut saluer l’important travail qui a été accompli là. Il constitue un état des lieux sans complaisance et justifie de faire l’éloge d’une entreprise, à bien des égards, unique. Chacun ressent la nécessité de s’en imprégner mais aussi de diffuser cette réflexion pour en faire le socle d’un débat démocratique.

Car quelles que soient les suites qui lui seront données, il constituera à n’en pas douter un véritable « lieu de mémoire »4 immatériel de la Justice. À ceux qui, demain, se demanderaient : « Qu’est-il donc arrivé à notre Justice ces dernières décennies ? » ces rapports donnent une réponse qui ne pourra être ignorée.

Les constats multiples, le choix d’une analyse systémique, la reprise de débats anciens comme le souci de nouvelles approches ou l’émergence de propositions innovantes en font à la fois une synthèse et un moment fort et nouveau dans ce qu’on pourrait appeler la pensée des réformes, mais aussi avec Edgar Morin « la réforme de pensée »5.

Le constat est en réalité terrible et dressé sans fard. Il est très sérieusement documenté par toutes sortes de sources : les études de l’administration centrale, ses statistiques, les audits de l’inspection, les rapports parlementaires, les travaux des chercheurs. Le diagnostic est difficilement contestable. On ne peut le taxer d’un pessimisme excessif. Or, ce qui frappe le lecteur, c’est que la crise touche à la fois l’institution, ses organisations et l’ensemble des professions qui concourent à l’œuvre de Justice.

Le rapport du comité, les sept rapports des groupes, le compte rendu des ateliers de convergence, la synthèse des travaux des ateliers délibératifs nous disent que tout, absolument tout est sinon à revoir du moins à améliorer grandement.

Tout est sur la table parce que tout nécessite d’y être mis : le rapport du législateur à la norme, les institutions de la justice judiciaire, leurs rapports avec le pouvoir exécutif, l’administration centrale et son pilotage des juridictions, l’organisation territoriale, le management des juridictions, la gestion des ressources humaines, les modes de recrutement, les moyens matériels et humains, la maîtrise d’œuvre et la qualité des outils numériques, l’office du juge en première instance et en appel, les rapports aux justiciables et à leurs conseils, la communication de l’institution.

Justice pénale, justice civile et justice économique ne souffrent pas des mêmes maux mais toutes sont profondément affectées par cette dépression structurelle. Ce n’est pas seulement la confiance en la justice qui est mise à mal mais potentiellement, sa légitimité et son autorité6. Et, en même temps, après ce diagnostic sans langue de bois, les rapports proposent des chemins qui permettraient de redresser la barre, de reconstruire, de sortir des ornières. Car ici les chemins sont aussi déterminants que les objectifs eux-mêmes. Tant de fois, on s’est fixé de façon un peu désordonnée des objectifs de réforme ambitieux… Après avoir appelé à une réforme systémique de l’institution, le rapport final soulignait la nécessité de fixer des priorités. Bref, la méthode l’emportait sur la recherche des effets d’annonce.

Cet éloge n’empêche pas le constat de quelques limites voire d’apories souvent situées au pourtour de la réflexion. Des questions n’ont pas ou peu été abordées ; dans d’autres cas, elles n’ont pas été reprises dans le rapport final sans que ce choix soit explicité. On citera pour exemple les articulations entre les institutions judiciaires et de sécurité, le devenir du paiement à l’acte en matière d’aide juridictionnelle ou encore la gestion de la mobilité des magistrats, la place des associations de suivi socio-judiciaire. S’agissant des réformes institutionnelles, on relève la difficulté de faire consensus quand les propositions ont été ici le plus souvent retenues par une simple majorité du comité.

L’ampleur de ce travail, la réflexion d’ensemble qu’il propose replacée dans un large contexte historique invite cependant à une prise de distance avec les aigreurs, les colères, les déceptions, les émotions, les désillusions, toutes ces figures inversées mais toutes nées de l’investissement, de l’attachement, et parfois de la passion que toutes les professions de Justice nourrissent à l’égard de leurs métiers et aussi de l’œuvre de justice.

Il serait vain de vouloir hiérarchiser les « causes » de la crise de la Justice. Moins que de causes, on est en présence d’une multiplicité de phénomènes de nature et d’origine radicalement différentes, aux temporalités distinctes et qui ont en quelque sorte fini par « coaguler »7 pour produire la situation que l’on connaît aujourd’hui.

Un abcès institutionnel larvé d’abord et qui vient de loin. L’imparfaite séparation des pouvoirs n’appelle pas seulement une réforme du statut du parquet ou des pouvoirs du Conseil supérieur de la Magistrature, elle pose peut-être aussi la question de la place du programme « Justice judiciaire » dans l’architecture du budget de l’État8. Ce qui la relie à la longue histoire d’une misère budgétaire de la Justice judiciaire remontant à plusieurs décennies.

Les effets de cette pauvreté entretenue y compris durant les Trente Glorieuses n’ont pas seulement installé de lourds déficits de moyens humains et matériels, ils ont longtemps empêché, au moins partiellement, la Justice judiciaire de s’adapter aux évolutions de la société.

Elle a aussi longtemps intériorisé cette misère. La justice était pauvre mais tout juste se plaignait-elle.

Peut-être ici faut-il rapprocher cette notation d’un autre fait : de tradition, le ministère de la Justice est quasi intégralement autoadministré par des magistrats ce qui peut se comprendre, au regard de la séparation des pouvoirs. Mais force est de constater qu’il fut longtemps incapable de se faire entendre de Bercy faute d’en avoir les codes.

Dans un monde en pleine mutation technologique, la pauvreté matérielle eut vite pour conséquence un décrochage. Mal équipée, la Justice, malgré d’incontestables gains de productivité9 devenait de plus en plus déconnectée et presque inadaptée à la société contemporaine qui, de son côté, cultivait la passion des normes et la judiciarisation qui s’en suit. Le législateur accélérait la cadence des lois que l’institution avait de plus en plus de mal à suivre. La demande de sécurité portait la justice pénale au bord de l’embolie et la justice civile en faisait aussi indirectement les frais.

Et puis, dans ce contexte si particulier et installé depuis si longtemps, la Justice a été priée, à partir des années 90, de s’approprier un phénomène qui touchait l’État dans son ensemble : l’introduction de nouvelles formes de gestion et d’organisation. Elle prit en France la forme de la Révision générale des politiques publiques mais elle rejoignait au moins pour partie le concept anglo-saxon de New public management10, né dans la décennie 70.

Certes, ce fut avec retard comparé à d’autres ministères, mais elle n’y a pas échappé. Si à l’hôpital on déplore dit-on de « passer plus de temps à nourrir l’indicateur qu’à soigner le patient »11, au palais, le temps de la collégialité, de la réflexion collective, le temps passé avec le justiciable déclinent tandis que celui passé à se battre avec des applications mal conçues ne faiblit pas. Le tout dans l’attente d’une méthode d’évaluation de la charge du travail. Le New public management peut-être, mais dans une version « misère 2.0 » en quelque sorte.

Ce sont là les principaux phénomènes, les uns hérités du passé de l’institution elle-même, les autres nés à l’extérieur, venus de la société comme de l’État et dont on peut dire qu’ils ont « coagulé » jusqu’à placer la justice toute entière en crise ouverte.

La pensée critique autour de la Justice et du sort qui lui est fait ne date pas d’aujourd’hui12. Mais c’est peu dire qu’elle a évolué au tournant des années 1990-2000 se fondant parfois dans une critique générale de ce qu’on appelle le néo libéralisme13. Menée sous la forme d’une opposition idéologique aux nouvelles normes de gouvernance qu’il implique, elle a parfois dispensé les observateurs d’une analyse minutieuse des effets complexes de tous les processus en question.

La tentation de rabattre la critique du New public management à sa dimension politique a pu empêcher tant ses émules que ses détracteurs de bien prendre en compte son poids et ses significations sur la longue durée. Ses enjeux dépassent largement les choix conjoncturels de politiques publiques pour travailler au plus profond les institutions et les organisations, la société aussi et jusqu’à l’individu lui-même dans son rapport au travail, à la culture14 et à l’autonomie.

L’analyse qu’elle soit comme on dit « macro », « méso » ou « micro » est rendue délicate par le choix difficile du niveau auquel on problématise les questions.

Menée au plan macro, de manière très générale, de très haut, au-dessus des institutions qui sont celles de la santé, de la justice ou de l’éducation, la critique du New public management, qu’elle soit radicale ou plus mesurée, risque de se réduire à des généralités qui manquent les temporalités distinctes de chaque secteur et aussi, les évolutions du néo-libéralisme qui de 1970 à nos jours a pris des formes bien différentes15. Bref, l’analyste, à se contenter de généralités, risque la myopie.

Au plan méso ou micro, le risque est plutôt inverse. Le nez sur l’institution judiciaire, on distingue mal ce qui relève des misères spécifiques à une institution maltraitée depuis plus d’un siècle16, des effets d’une irruption managériale qui n’a impacté le monde judiciaire que depuis trente ans au plus. L’observateur risque la presbytie.

Et c’est pourtant de ces deux approches dont nous avons besoin et même de leur croisement, les États généraux en témoignent.

Pour comprendre précisément ce qui se passe dans cette institution-là, et, en tenant donc le plus grand compte de son histoire et de ses spécificités, par exemple de son double visage d’institution régalienne et de service public.

Pour comprendre comment la managérialisation l’affecte et la réveille aussi, la bouscule et la transforme, d’une manière bien particulière même quand on y retrouve des mutations qui touchent l’ensemble des services publics.
Ceci rappelé, la critique interne de la Justice et de son organisation procède aujourd’hui, comme d’ailleurs la critique de l’hôpital ou de l’université, de trois principaux foyers.

Une critique de l’insuffisance des moyens humains et matériels, d’abord, c’est le premier foyer, le plus classique, le plus souvent invoqué. Une critique de l’organisation, ensuite, à tous les niveaux, celui de l’administration centrale, de l’organisation territoriale et celui des juridictions. C’est le second foyer. Enfin, le troisième, c’est la critique de ce que les uns appellent la bureaucratisation néolibérale17, d’autres la gouvernance par les nombres18. Elle dénonce la tyrannie des indicateurs, c’est une critique tout à la fois de la forme et du fond de la rationalisation à l’œuvre, une dénonciation de son caractère qui serait faussement scientifique et de la déshumanisation du travail dont elle serait responsable.

Ces trois foyers n’ont rien d’étanches quand la dernière critique, parfois très générale, estime que le New public management sert à justifier le cantonnement des moyens, et la réduction de l’offre de justice, de santé ou d’éducation. La critique des outils numériques, quant à elle, emprunte aux trois foyers relevant tout à la fois le retard et l’insuffisance des moyens, la défaillance de la maitrise d’œuvre et les défauts de conception des applications mais aussi les limites voire les impasses, le non-sens de leurs usages.

Mais il arrive aussi que les outils techniques du management, les audits par exemple, permettent d’éclairer – voire de dénoncer – la carence des moyens. Et puis, j’en donnais un exemple l’an passé, il arrive encore que, devant des réformes pensées trop vite, on regrette que ces outils nouveaux de la rationalité, ceux de la gouvernance par les nombres si souvent vilipendée n’aient pas été mobilisés pour mieux apprécier les réalités et les besoins.

Bref, nous devons avoir à l’esprit la complexité et l’enchevêtrement de ces foyers critiques et, convenons-en, l’ambivalence parfois des regards que nous portons sur eux.

Le rapport au travail est d’une manière générale en profonde mutation dans l’ensemble de la société19. On ne saurait l’ignorer. Et, dans les juridictions, cette mutation amène nécessairement à repenser les organisations et à des niveaux multiples. Mais d’ici à dix ou quinze ans, autant dire demain sur l’échelle institutionnelle du temps, les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle induiront encore bien d’autres mutations. Les nouvelles expressions du besoin de justice s’incarneront dans les modes amiables de règlement des différends et leurs articulations avec l’office du juge évolueront encore à mesure qu’ils s’accultureront davantage, y compris dans les professions juridiques.

De sorte que les États généraux nous offrent une photographie. Elle est précieuse, mais les réformateurs devront, et c’est sans doute le plus compliqué, penser le temps des réformes et leur rythme en ayant à l’esprit la vitesse des mutations en cours, leurs accélérations continues, bref le fait que la photographie dont ils vont s’inspirer sera vite dépassée. Il ne suffira pas d’extrapoler, il faudra avec l’aide de la recherche interdisciplinaire anticiper.

La profondeur de la crise, on le disait l’an dernier, impose sans doute de penser des réformes d’urgence, et peut-être même temporaires, le temps que d’autres plus pérennes produisent leurs effets. Mais si ces réformes temporaires concernent les hommes et femmes, leur vie et leur travail, prenons garde aux risques de déstabilisation.

En d’autres domaines, instruits par des échecs antérieurs, il est permis de penser que, s’agissant des réformes les plus lourdes ou les plus sensibles, les expérimentations si utiles soient-elles n’ont de sens que si leurs évaluations sont menées sur des durées suffisantes et par des méthodes fiables et indiscutables.
Enfin, les réformateurs ne sont jamais hors sol ou plutôt il nous appartient aussi de faire qu’ils ne le soient pas. Il nous appartient à tous de nourrir le débat démocratique par des échanges de qualité dont ils puissent s’inspirer.

La nécessité du débat contradictoire n’est pas réservée au débat judiciaire. Elle n’est pas seulement utile à l’échange ultime entre le réformateur et chacun de ses interlocuteurs, au temps de la seule phase préparatoire des textes de lois. Elle doit aussi, très en amont, nourrir les échanges entre les professions de la justice, entre l’institution et ses partenaires.

De ces débats loyaux, de la recherche sincère des moyens de faire régresser les représentations plus ou moins caricaturales que nous portons tous peu ou prou, de faire émerger des déontologies collectives20 peuvent naître des perspectives de réforme plus consensuelles. Et la tâche du réformateur en est alors facilitée. S’il est en situation d’arbitre permanent entre des positions conflictuelles, diamétralement opposées, issues de débats formels où chacun campe sur ces positions, il ne faut pas s’étonner que la qualité de l’arbitrage soit décevante.

Bref, collectivement, nous avons tous une part de responsabilité dans la qualité des réformes à venir.

Car il faudra bien, sans doute, si l’on croit sincèrement à la réforme plutôt qu’au big bang, si l’on ne veut pas céder à la tentation d’un désespoir sans issue, il faudra bien quand on entrera au fond des choses, concilier, ici comme ailleurs, diverses réalités en tension : concilier l’obligation de rendre compte21, pensée selon les nouvelles rationalités contemporaines, avec l’indépendance et le sens de l’œuvre de justice ; concilier, chez les acteurs, l’équilibre entre vie professionnelle et personnelle avec les exigences du collectif ; concilier les habitus de chaque corps avec ceux des professions partenaires, concilier dans les palais, la sécurité et les espaces de rencontre, construire une gestion des ressources humaines efficace et respectueuse de la diversité des parcours22, reconsidérer le rapport entre le déroulement des carrières et les fonctions.

Pour être constructive, la critique ne peut ignorer la force et les utilités des rationalités nouvelles à l’œuvre dans la mutation du travail, et, à l’inverse, les zélateurs de ces mutations ne sauraient réduire à une vieille lune, le besoin pour chacun de trouver un « sens à son travail ». On ne saurait résumer les nouvelles relations au travail, marquées par un certain individualisme, à des utopies générationnelles illusoires ni, à l’inverse, considérer les exigences du collectif comme d’insupportables disciplines.

Les cultures professionnelles ne se ramènent pas chacune à un corporatisme distinct et on ne saurait par ailleurs ignorer la richesse de certains partenariats au nom du caractère régalien de l’institution, car ce sont là, – on pourrait multiplier les exemples – ce sont là autant de postures qui nous conduiraient au conflit et à l’échec. La réforme durable sera celle qui saura favoriser ces conciliations.

Et nous en sommes capables quand nous le voulons. Nous apprécions ces moments quand nous les vivons car nous savons bien qu’ils sont la seule planche de salut. Quand nous assistons à un colloque bien préparé, et qu’il réunit sur un thème ou une question parfois difficile toutes les professions qui y sont confrontées, quand elles prennent la peine de s’écouter vraiment, de débattre dans le respect des expériences et des convictions de chacun, quand on y débat dans la loyauté et la sincérité, des pratiques des uns et des autres, des difficultés de chacun et de celles qu’on a en commun, nous éprouvons alors comme un soulagement23.

Oui, le dialogue est encore possible, oui, on peut débattre sans invective, oui, on peut aller au fond des choses, oui, on découvre des solutions pratiquées ailleurs et qui ouvrent des pistes. Oui, on peut laisser les postures au vestiaire et travailler ensemble à éclairer les termes d’une question pour lui trouver des réponses acceptables et conformes au bien commun. Ce sont dans ces moments que se forgent les prolégomènes d’une réforme bien faite.

Enfin, la qualité du débat démocratique sur la réforme de la Justice, nous la devons me semble-t-il à deux catégories de personnes : à nos concitoyens, potentiellement justiciables, étrangers à notre univers et qui sont souvent désemparés par la fureur et les simplismes de nombreux débats sur la Justice.

Ils viennent parfois, à la faveur d’une rencontre de la vie quotidienne, une rencontre professionnelle, un diner chez des amis communs ou le repas des voisins, nous demander ce que nous pensons de la Justice. Je ressens, comme vous peut-être, à chaque fois que cela m’arrive comme une responsabilité particulière, plus lourde qu’il n’y paraît : ne pas se dérober, dire la réalité mais sans cacher la complexité, ne pas laisser croire qu’il suffirait de se fixer des objectifs ambitieux parce qu’ensuite – n’est-ce pas ? – on saurait faire, refuser de désigner par facilité des coupables ou catégories de coupables de tous les maux et enfin ne pas laisser croire que tout espoir serait vain. En un mot, raison garder. Certains médias et réseaux sociaux pourraient avec profit partager cette préoccupation.

Et, voyez-vous, c’est aussi ce que les enseignants doivent à ceux qui, dans les facultés de droit comme dans les écoles d’application, se destinent aux métiers de justice. Leur dire la vérité sans les désespérer. Leur donner les moyens de penser la complexité des enjeux. Les armer intellectuellement pour être en capacité de les relever. Leur faire acquérir une culture partagée qui leur permettra demain de s’écouter et de s’entendre. Leur donner confiance en eux pour, demain, croire en l’œuvre de Justice. D’une Justice démocratique, celle qu’ils sauront penser ensemble.

Que mes derniers propos qui veulent allier lucidité sur nos responsabilités à chacun et espoir sur notre capacité collective à construire un débat démocratique sur la Justice ne viennent pas faire oublier l’essentiel : il y a extrême urgence à donner à la Justice les moyens matériels et humains qu’un État de droit requiert et sur ce point le consensus a avancé, mais ces moyens n’auront de sens, que si nous savons construire pour la Justice un chemin de réformes cohérent.

 

1. J. Danet, Crise de confiance, intelligence collective et réforme durable. Rentrée solennelle de la cour d’appel de Bordeaux, 14 janv. 2022, Dalloz actualité, 24 janv. 2022.
2. H. Rosa, Accélération : une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010, 486 p.
3. États généraux de la Justice.
4. Au sens de P. Nora, L’étrange obstination, Gallimard, 2022.
5. E. Morin, Réforme de pensée, transdisciplinarité, réforme de l’Université, CIRET, Communication au Congrès International « Quelle Université pour demain ? Vers une évolution transdisciplinaire de l’Université » (Locarno, Suisse, 30 avr.-2 mai 1997), texte publié dans Motivation, n° 24, 1997.
6. C. Vigour, B. Cappellina, L. Dumoulin et V. Gautron, La justice en examen, PUF, 2022.
7. Le mot est emprunté à Olivier Roy qui rappelle les analyses de Max Weber sur le danger de vouloir à tout prix trouver des causes à des phénomènes sociaux complexes et qui, s’agissant des rapports entre protestantisme et capitalisme, préférait relever leurs affinités électives, O. Roy, L’aplatissement du monde. La crise de la culture et l’empire des normes, Seuil, 2022.
8. En ce sens, L. Cadiet (dir.), Pour une administration au service de la Justice, Le club des Juristes, mai 2012.
9. J. Danet (dir.) La réponse pénale. Dix ans de traitement des délits, PUR, 2013.
10. Cf. parmi beaucoup d’autres études sur ses effets, M. Guenoun et, N. Matyjasik (dir.), En finir avec le New Public Management, IGPDE, 2019 ; B. Hibou, La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, La Découverte, 2012.
11. Cité par A. Supiot in La Justice au travail, Seuil, Libelle, 2022, 67 p.
12. V. sur la période la plus ancienne, les travaux de M. Kaluszynski, Le mouvement « Critique du droit » ou quand le droit retrouve la politique, Vol. 76, 2010, p. 523 in X. Dupré de Boulois et M. Kaluszynski, Le droit en Révolutions. Regards sur la critique du droit des années 70 à nos jours, Dalloz, LGDJ, p. 21, 2011, Droit et Société et https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00651813. Sur la période plus récente parmi beaucoup d’autres ouvrages, H. Nallet, Tempête sur la Justice, Plon, 1992 et D. Soulez-Larivière et H. Dalle (dir.), Notre Justice. Le livre vérité de la Justice française, Robert Laffont, 2002.
13. Sur la généalogie du néolibéralisme, K. Polaniy, La grande transformation (1944), Gallimard, 1983. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au collège de France, 1978-1979, Hautes études, Gallimard, Seuil, 2004 et B. Stiegler, « Il faut s’adapter », Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, Essais, 2019.
14. O. Roy, L’aplatissement du monde. La crise de la culture et l’empire des normes, op. cit.
15. M. Foucault et B. Hibou, op. cit.
16. J.-P. Royer et al., Histoire de la Justice en France du XVIIIe siècle à nos jours, PUF, 2016.
17. B. Hibou, op. cit.
18. A. Supiot, La gouvernance par les nombres, Cours au collège de France, 2012-2014. Fayard, 2015.
19. T. Coutrot et C. Pérez, Redonner du sens au travail, Seuil, 2022.
20. Nous renvoyons à notre analyse dans Déontologie magistrats-avocats : trois rapports du Conseil consultatif, Regard critique, JCP 5 sept. 2022, n° 979.
21. En franglais l’accountability.
22. Sur les enjeux de la GRH, lire L. Jacquot, S. Pierre-Maurice et E. Mercier, Justice et magistrat.es : une GRH en miettes, IERDJ, 2022. Nous renvoyons aussi à notre étude, Mouvements et mobilités d’un corps. Une étude des transparences au siège et au parquet (2015-2017).
23. Pour un exemple récent, le colloque organisé par le CNB le 1er déc. 2022 à Paris sur le thème « En finir avec la surpopulation carcérale ».