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Le droit en débats

De la richesse des recherches pluridisciplinaires pour mieux appréhender l’évolution de la justice pénale

La réponse pénale est devenue un processus d’une réelle complexité. Les évolutions du traitement des délits depuis dix ans comptent sans aucun doute parmi les plus importantes depuis les codes de l’époque révolutionnaire ; elles dépassent largement le seul cadre de la loi. Tantôt méconnues des citoyens, tantôt illisibles, elles suscitent au sein de l’institution et de son environnement des jugements partagés.

Par Jean Danet le 17 Février 2014

L’aventure collective de la recherche à l’origine de la publication de l’ouvrage collectif consacré à La réponse pénale (Dix ans de traitement des délits, Presses Universitaires de Rennes) a commencé fin 2008 après que l’Agence Nationale de la Recherche eut décidé de la financer dans le cadre de l’appel à projets « Gouverner, administrer ». Programmée pour trois ans, avec une prolongation possible d’une année, elle a mobilisé de 2009 à 2012 une équipe de 11 chercheurs et 2 doctorantes, auxquels se sont adjoints, sur certaines phases de la recherche, 12 élèves avocats.

Nous avons travaillé sur cinq juridictions de l’ouest de la France de tailles différentes et situées dans trois cours d’appel distinctes (les résultats sont présentés sans indication du nom des villes qui sont remplacés par les sigles suivants ARNO, BARI, CARD, DIVE, ÉTUC).

Cette recherche avait l’ambition de répondre à la question suivante : comment la Justice pénale en charge des délits, la Justice du quotidien, a-t-elle évolué le temps d’une décennie ? Elle se proposait de privilégier une approche empirique et pluridisciplinaire. Le projet a rassemblé des juristes pénalistes, des sociologues, un psycho-sociologue, une juriste publiciste, spécialiste des finances publiques, auxquels s’est ajouté au fil de la recherche une politiste, spécialiste du budget de la justice.

Ensemble, nous avons établi des grilles de saisie statistique très complètes (plus de cent données enregistrées sur chaque dossier), constitué des échantillons raisonnés et dépouillé plus de sept mille cinq cents dossiers. Parallèlement, nous avons mené, selon des protocoles précis, plusieurs dizaines d’entretiens avec tous les acteurs du système pénal depuis l’administration centrale jusqu’aux magistrats (ceux de nos juridictions et d’autres encore), greffiers et personnel d’exécution sans oublier les élus, les policiers et tous ceux qui composent l’environnement des juridictions. Pour compléter cette étude à la fois quantitative et qualitative, nous avons procédé à des observations de terrain tant sur la phase d’enquête que sur l’exécution de nouvelles peines. Enfin, nous avons intégré à notre réflexion le fruit de nos recherches individuelles sur les textes législatifs et les contentieux concernés par notre étude.

Le travail a donc pris plusieurs formes :

- un ouvrage qui éclaire notre objet d’études dans des cadres différents (le dossier et le justiciable, le juge et son temps, la juridiction et son environnement) ; mais aussi, sous plusieurs angles et par des savoirs distincts, en treize chapitres. « La réponse pénale » pour être un ouvrage collectif, n’est pourtant pas la simple juxtaposition de textes écrits chacun de leur côté. Nous avons choisi d’écrire sous le regard des uns et des autres.

- le dossier publié au mois de novembre dans l’AJ pénal (10 ans d’évolution de la justice pénale) donne à voir la synthèse de quelques-uns de ces éclairages.

- des textes publiés par la revue Droit et société et Les cahiers de la Justice (Dix ans de traitement des délits, n° 2013-4) offrent au lecteur des contributions originales sur des questions plus pointues. Elles n’auraient pu trouver leur place dans un livre déjà conséquent. Elles ont été choisies en fonction des intérêts spécifiques des lectorats de ces deux revues.

Nous sommes ressortis de ce voyage avec la conviction commune que des solutions existent pour améliorer la qualité de cette justice. Il y faut des moyens mais surtout mieux penser son organisation. Le lecteur de nos travaux découvrira les analyses précises qui forgent ce jugement.

Ce sont d’autres convictions acquises ou renforcées à la faveur de ce travail que nous voudrions dire ici avec force :

À l’adresse des universitaires juristes, ces deux constats :

- comprendre la justice pénale aujourd’hui exige des approches pluridisciplinaires authentiques, rigoureuses, exigeantes en temps et soucieuses du respect par chacun des méthodes de l’autre. Ces approches enrichissent notre étude la plus classique de la loi et de la jurisprudence. Elles seules peuvent nous permettre de rendre compte de l’autonomie du système de droit pénal et de sa dépendance à son environnement. Si les facultés de droit françaises ne veulent pas le comprendre, la doctrine ne pourra pas se plaindre de ce que les meilleurs étudiants aillent mener leurs recherches sous d’autres cieux ni de ce que les décideurs et gouvernants ne les consultent pas.

- l’ensemble des acteurs et partenaires de la justice accueille avec un esprit de réelle ouverture et un vrai souci de collaboration les chercheurs pour peu que ceux-ci prennent le soin de bâtir avec eux des règles de travail conformes à la déontologie et à l’éthique. Le monde de la recherche ne peut donc s’absoudre de ses manques en invoquant une quelconque frilosité des praticiens. La justice attend de la recherche universitaire qu’elle l’aide à réfléchir et s’évaluer.

À l’adresse des jeunes chercheurs en droit que cette démarche séduirait, une mise en garde et un appel :

- une mise en garde. Nous vivons, du moins peut-on l’espérer, une mutation. Les organismes en charge de la gouvernance de la recherche en sciences humaines savent parfaitement initier et soutenir ce type de recherches ; le ministère de la Justice, ses diverses directions ou l’Inspection générale des services s’y intéressent et les reçoivent positivement. Les instances universitaires leur font quant à elles un accueil très variable, notamment celles qui sont en charge de la gestion des carrières des juristes. Il faut donc le savoir et ne pas être naïf : l’investissement dans de pareils travaux peut ne pas être valorisant à court terme au sein de l’institution.

- un appel. Nous emprunterons ici à Jean Carbonnier qui, nous rappelle Jacques Commaille, s’adressait au travers d’un hommage à Gény à ses pairs pour les convaincre des vertus de l’ouverture dans l’exercice de leurs fonctions : « Auparavant, ils étaient penchés sur leur matière, ils ne voyaient que le droit, non pas leur rapport, leur distance au droit, Gény les a relevés et leur a dit : vous êtes libres ».

Choisissons donc la liberté en connaissance de son prix… et tâchons de mener des réflexions critiques qui puissent être utiles à la connaissance de tous. Le travail du chercheur n’est alors jamais aussi passionnant.

Enfin, last but not least, cette aventure aura très prochainement sans doute une retombée tout à fait positive qui tient à l’excellent climat dans lequel elle s’est déroulée entre les chercheurs. Nous avons beaucoup appris les uns des autres et nous avons apprécié les ouvertures liées à cette pluridisciplinarité. Aussi avons-nous décidé, avec le soutien plein et entier de l’université de Nantes, la création d’un Institut universitaire nantais de criminologie (UNIC). Il s’agit de réunir en une structure souple tous les laboratoires de notre université intéressés à un titre ou un autre, par la justice pénale et le « phénomène criminel ». Pour échanger, répondre à des appels à projets, avancer ensemble sans que l’une ou l’autre discipline ne s’estime « pilote » puisque la structure à créer ne sera adossée sur aucune UFR mais bien sur l’université.