On rappellera que le mandat d’arrêt européen est devenu un des instruments privilégiés de la coopération pénale entre les pays de l’Union européenne, simplifiant grandement les procédures d’arrestation et de remise entre états membres de l’Union européenne des individus recherchés ou condamnés.
En France, le législateur a fait le choix, lors de l’intégration de la décision-cadre 2002/584/JAI du Conseil du 13 juin 2002 relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres de l’Union européenne, de désigner comme autorité judiciaire d’émission de ces mandats le procureur de la République, ce qui est codifié aux articles 695-16 et suivants du code de procédure pénale.
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) vient cependant de juger que la notion d’« autorité judiciaire d’émission » au sens de la décision-cadre ne vise pas les parquets d’un État membre qui sont exposés au risque d’être soumis, directement ou indirectement, aux ordres ou aux instructions individuelles de la part des représentants du pouvoir exécutif, tel qu’un ministre de la justice, dans le cadre de l’adoption d’une décision relative à l’émission d’un mandat d’arrêt européen. En revanche, cette notion vise un parquet qui, tout en étant structurellement indépendant du pouvoir judiciaire, est compétent pour exercer les poursuites pénales et dont le statut lui confère une garantie d’indépendance par rapport au pouvoir exécutif dans le cadre de l’émission d’un mandat d’arrêt européen.
La CJUE indique que le principe de reconnaissance mutuelle présuppose que seuls les mandats d’arrêt européens qui remplissent les conditions posées par la décision-cadre doivent être exécutés. Ainsi, un mandat d’arrêt européen constituant une « décision judiciaire », il faut notamment qu’il soit émis par une « autorité judiciaire ». La Cour de justice précise que, si, conformément au principe d’autonomie procédurale, les États membres peuvent désigner, selon leur droit national, l’autorité judiciaire ayant compétence pour émettre un mandat d’arrêt européen, le sens et la portée de cette notion ne peuvent pas être laissés à l’appréciation de chaque État membre mais doivent être uniformes dans toute l’Union. L’autorité chargée d’émettre un mandat d’arrêt européen doit obligatoirement agir de manière indépendante dans l’exercice de ses fonctions, même lorsque ce mandat se fonde sur un mandat d’arrêt national émis par un juge ou une juridiction : « Ainsi, l’“autorité judiciaire d’émission”, au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la décision-cadre 2002/584, doit être en mesure d’exercer cette fonction de façon objective, en prenant en compte tous les éléments à charge et décharge, et sans être exposée au risque que son pouvoir décisionnel fasse l’objet d’ordres ou d’instructions extérieurs, notamment de la part du pouvoir exécutif, de telle sorte qu’il n’existe aucun doute quant au fait que la décision d’émettre le mandat d’arrêt européen revienne cette autorité et non pas, en définitive, audit pouvoir ».
En ce qui concerne les parquets allemands, la CJUE indique qu’« il convient de constater que de telles garanties, fussent-elles avérées, ne permettent pas, en tout état de cause, d’exclure pleinement que la décision d’un parquet, tel que ceux en cause dans les affaires au principal, d’émettre un mandat d’arrêt européen puisse, dans un cas individuel, être soumise à une instruction du ministre de la justice » : la loi n’exclut pas que leur décision d’émettre un mandat d’arrêt européen puisse, dans un cas individuel, être soumise à une instruction du ministre de la justice du land concerné. Dès lors, ces parquets ne paraissent pas répondre à l’une des exigences requises pour pouvoir être qualifiés d’« autorité judiciaire d’émission », au sens de la décision-cadre, à savoir celle d’offrir l’autorité judiciaire d’exécution d’un tel mandat d’arrêt la garantie d’agir de manière indépendante dans le cadre de l’émission de celui-ci.
L’impact de cette jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne sur la procédure pénale française doit donc être très rapidement évalué.
Le procureur de la République français, sauvé par l’article 30 du code de procédure pénale ?…
Le ministère public français remplit-il les critères posés ce 27 mai 2019 par la Cour de justice, à savoir une indépendance suffisante pour être qualifié d’autorité judiciaire au sens de la décision-cadre ?
Le principal critère est celui de l’impossibilité pour le pouvoir exécutif de donner des instructions dans un dossier individuel et susceptible de peser sur l’émission ou la non-émission d’un mandat d’arrêt européen.
Force est de constater que l’article 30 du code de procédure pénale, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi du 25 juillet 2013, prévoyait que le ministre de la justice, garde des Sceaux, pouvait enjoindre aux procureurs généraux des cours d’appel, par instructions écrites et versées au dossier de la procédure, d’engager ou de faire engager des poursuites ou de saisir la juridiction compétente de telles réquisitions écrites que le ministre jugeait opportunes. Cette rédaction aurait donc évidemment rendu incompétent le procureur de la République pour l’émission de mandats d’arrêt européens la lumière de l’arrêt qui vient d’être rendu par la CJUE.
Mais l’article 30 du code de procédure pénale a été modifié et, à ce jour, le ministre de la justice français ne peut adresser aux magistrats du ministère public aucune instruction dans des affaires individuelles. Seul le procureur général peut adresser des instructions écrites et versées au dossier en application de l’article 36 du même code.
On pourrait donc conclure que, formellement, le ministère public français répond aux critères d’indépendance posés par l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, le procureur de la République étant protégé de toute instruction individuelle du pouvoir exécutif.
Cette analyse serait néanmoins contraire à celle de l’avocat général près la Cour de justice de l’Union européenne Campos Sánchez-Bordona, présentée le 30 avril 2019, qui rappelle que : « cette indépendance de l’autorité nationale qui émet le mandat d’arrêt européen suppose-t-elle que l’instance concernée exerce ses fonctions en toute autonomie, sans être soumise à aucun lien hiérarchique ou de subordination à l’égard de quiconque et sans recevoir d’ordres ou d’instructions de quelque origine que ce soit, étant ainsi protégée contre les interventions ou les pressions extérieures susceptibles de porter atteinte à l’indépendance de jugement de ses membres et d’influencer leurs décisions ». Ce à quoi le lien hiérarchique, notamment entre parquet général et parquet des tribunaux français, contrevient. Et l’avocat général de bien préciser que « l’indépendance est incompatible avec tout “lien hiérarchique ou de subordination envers les tiers”. Les titulaires du pouvoir judiciaire sont également indépendants à l’égard des instances judiciaires supérieures, qui, bien qu’elles puissent réviser ou annuler leurs jugements a posteriori, ne peuvent cependant leur imposer la façon dont ils doivent statuer ».
Or l’article 36 du code de procédure pénale prévoit les instructions individuelles du procureur général données au procureur de la République…
… Ou bien condamné par sa nature de procureur, son statut de dépendance hiérarchique et par l’arrêt Sarkozy du Conseil d’État ?
Mais en tout état de cause, dans les faits, le procureur de la République français n’est-il pas en réalité dépendant et soumis dans sa décision juridictionnelle cette influence de l’exécutif ? Ce qui reviendrait alors devoir constater que la législation française est contraire au droit communautaire ?
La CJUE proscrit les possibilités d’instructions directes – dont on vient de voir qu’elles sont bien prohibées en France depuis 2013 – mais aussi indirectes. Et c’est bien là que la question peut se poser en France.
L’expertise du fonctionnement de la chaîne hiérarchique du ministère public permettrait d’y répondre, analysant les allers-retours parquet-parquet général-direction des affaires criminelles et des grâces-cabinet du garde des Sceaux. Deux exemples récents viennent corroborer ces influences potentielles :
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le renvoi récent d’un ancien garde des Sceaux devant la Cour de justice de la République pour violation du secret dans une enquête pour fraude fiscale visant un parlementaire ;
- et l’arrêt Sarkozy du Conseil d’État (CE 31 mars 2017, n° 408348) qui qualifie les rapports du procureur général au garde des Sceaux dans les affaires particulières de documents se rattachant la fonction juridictionnelle, ce qui caractérise de facto l’intervention du pouvoir exécutif dans l’action juridictionnelle du ministère public.
Outre le fait que la nomination, la carrière et la discipline des magistrats du parquet dépendent directement du ministre de la justice, malgré les avis non contraignants du Conseil supérieur de la magistrature, on peut donc craindre que la CJUE considère que le ministère public français peut être soumis aux instructions indirectes du pouvoir exécutif.
Et surtout, sur le fond, il convient de citer encore une fois les conclusions de l’avocat général devant la Cour de justice :
« La protection judiciaire qu’il y a lieu d’accorder à ce second niveau […] de l’émission du mandat d’arrêt européen doit néanmoins prendre en compte un facteur clé qui n’intervient pas au premier niveau de la procédure : l’éventualité d’une privation de liberté plus longue dans l’État membre d’exécution. C’est un fait important qui suffit en soi à justifier, selon moi, que l’émission du mandat d’arrêt européen soit réservée aux juges et aux tribunaux, en excluant le ministère public, ainsi que je l’explique ci-dessous.
Conformément à la décision-cadre, la personne faisant l’objet d’un mandat d’arrêt européen peut être détenue dans l’État membre d’exécution pour un laps de temps qui, dans certaines circonstances, peut atteindre cent vingt jours.
Or c’est un délai qui excède de manière évidente celui communément admis pour les détentions ordonnées par le ministère public, qui sont toujours soumises à la décision presque immédiate d’un juge ou d’un tribunal. »
L’avocat général de la CJUE, dans ses conclusions, considérait comme un principe que le mandat d’arrêt européen, qui peut entraîner dans l’État membre d’exécution une privation de liberté assez longue avant remise, ne peut émaner que d’un juge du siège, comme toute privation de liberté excédant une durée très courte. Il proposait donc d’exclure explicitement le ministère public de la notion d’autorité judiciaire d’émission du mandat d’arrêt européen. La CJUE n’est pas allée aussi loin mais a bien posé l’interdiction des influences directes et indirectes.
Si l’on était alors amené à constater l’absence d’indépendance suffisante de notre procureur de la République, les dispositions françaises relatives au mandat d’arrêt européen seraient contraires à la décision-cadre. Le juge national devrait alors prononcer, en exerçant son contrôle de conventionnalité, la nullité des mandats d’arrêt européens émis par la France et en tirer toutes les conséquences de droit sur les procédures pénales dans lesquelles ces mandats auraient été mis exécution.
Au regard de cette nouvelle jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne et des enjeux pénaux qui y sont attachés, il est fort à parier que la contestation de la qualité d’autorité judiciaire compétente du procureur de la République français va être rapidement élevée devant les cours d’appel et la chambre criminelle de la Cour de cassation, avec saisine préjudicielle de la CJUE. Une nouvelle étape dans l’urgente réforme du statut du ministère public français ?