Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Le droit en débats

« Virus anthropophage »

Par Éric Plouvier le 31 Mars 2020

Il est remarquable qu’un virus hostile à la vie humaine agisse de la même manière sur la violence légitime de l’État que vingt années de politiques publiques marquées par un resserrement des libertés. Voyez les dispositions spéciales inventées par la Chancellerie pour accompagner la crise sanitaire provoquée par ce virus. On aurait pu imaginer, après la condamnation de la France en janvier 2020 par la Cour européenne des droits de l’homme pour ses prisons indignes où croupissent 70 000 personnes, que la politique publique de crise serait, dans cette situation de crise, de réparer le tort grossier causé par notre système aux justiciables et pas seulement pour les conditions matérielles inacceptables faites aux prisonniers. La petite concession a été de prévoir le réexamen de la situation pénale des condamnés dont le reliquat de peine est de deux mois !

Le fil de la circulaire du 26 mars conduit à étendre la visioconférence, multiplier les cas de juge unique, prolonger les délais pour les demandes de mise en liberté des détenus provisoires, de supprimer le caractère contradictoire des débats. Pas un mot sur les abus, mille fois constatés, de la détention provisoire sous couvert d’un pseudo-contrôle des chambres de l’instruction qui « gèrent des flux », connaissent à peine les dossiers et confirment le plus souvent les décisions de leurs collègues, aussi absurdes soient-elles. La seule instruction de la circulaire est une forme d’aveu de ces graves abus du temps où le virus ne nous avait pas contaminés : « il est impératif que les réquisitions de placement ou de prolongation relatives à la détention provisoire soient réservées aux seules situations de prévention du risque de renouvellement de l’infraction ou de pression sur la victime ». Est-ce à dire que les autres conditions de la détention provisoire dont les juges usent et abusent avec l’article 144 du code de procédure pénale pourraient être plus souvent écartées pour permettre de faire cesser la violence carcérale infligée par l’État ?

Pas un mot sur la nécessité de permettre enfin, à l’heure du numérique, de former par internet des demandes de mise en liberté par ce moyen moderne provoquant la distanciation sociale pourtant recherchée ! La crise sanitaire a accentué le caractère profondément arriéré et archaïque de notre système pénal et carcéral.

Profitions du confinement pour méditer avec Claude Lévi-Strauss (Tristes tropiques)  : « nous devons nous persuader que certains usages qui nous sont propres, considérés par un observateur relevant d’une société différente, lui apparaîtraient de même nature que cette anthropophagie qui nous semble étrangère à la notion de civilisation. Je pense à nos coutumes judiciaires et pénitentiaires. À les étudier du dehors, on serait tenté d’opposer deux types de sociétés : celles qui pratiquent l’anthropophagie, c’est-à-dire qui voient dans l’absorption de certains individus détenteurs de forces redoutables le seul moyen de neutraliser celles-ci, et même de les mettre à profit ; et celles qui, comme la nôtre, adoptent ce qu’on pourrait appeler l’anthropémie (du grec émein, vomir) ; placées devant le même problème, elles ont choisi la solution inverse, consistant à expulser ces êtres redoutables hors du corps social en les tenant temporairement ou définitivement isolés, sans contact avec l’humanité, dans des établissements destinés à cet usage. À la plupart des sociétés que nous appelons primitives, cette coutume inspirerait une horreur profonde ; elle nous marquerait à leurs yeux de la même barbarie que nous serions tentés de leur imputer en raison de leurs coutumes symétriques. »