Dans certains milieux politiques et, malheureusement universitaires, il est très tendance de critiquer les droits fondamentaux tels qu’ils sont exprimés dans la Déclaration de 1789 et dans la Convention européenne des droits de l’homme. Ils seraient la cause de tous les maux : l’économie de marché qu’ils légitimeraient, la dissolution des liens sociaux qu’ils provoqueraient et l’individualisme qu’ils sacraliseraient. Ils seraient même responsables de la crise des démocraties. Les sociétés seraient devenues ingouvernables parce que les hommes auraient trop de droits : « ce sont plus les délires du pouvoir que nous avons à craindre, écrit Marcel Gauchet, ce sont les ravages de l’impouvoir ». Et par conséquent, l’urgence serait de remettre en cause les textes qui les énoncent et organisent leur protection juridictionnelle, en particulier la Cour européenne des droits de l’homme.
Ainsi, à la suite de l’affaire Ioukos où la Cour avait condamné la Russie à verser 1,9 milliards d’euros aux ex-actionnaires du groupe pétrolier démantelé sous la fausse accusation de fraude fiscale, la Douma a voté, en 2015, une loi affirmant la suprématie absolue de la constitution russe sur la Convention européenne et habilitant la Cour constitutionnelle russe à ne pas appliquer les arrêts de la Cour de Strasbourg qu’elle jugerait contraire au droit constitutionnel russe. Certains pourraient se rassurer par un « évidemment c’est la Russie, ça ne compte pas ! ». Sauf que la mère des démocraties parlementaires, la Grande-Bretagne, est sur la même logique quand elle refuse d’appliquer l’arrêt de la Cour de Strasbourg lui enjoignant de reconnaître le droit de vote aux détenus condamnés. Sauf que le pays de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la France, a actionné l’article 15 de la Cour européenne des droits de l’homme qui lui permet de déroger à ladite Convention européenne des droits de l’homme depuis un an, c’est-à-dire, depuis l’instauration de l’état d’urgence. Et que des hommes politiques responsables et en situation d’accéder à l’Élysée proposent de modifier la Convention voire de la dénoncer pour que la France n’ait pas à respecter certains droits comme le principe de non-discrimination, le droit à la vie ou le droit à la filiation. Et il faudrait encore ajouter la Hongrie, la Pologne ou la Slovaquie pour mesurer l’étendue et la puissance de l’opposition suscitée par les textes juridiques européens porteurs des droits fondamentaux et des mécanismes juridictionnels de leur protection.
Une pensée unique se diffuse ainsi dans toute l’Europe répétant à l’envi que la Convention européenne des droits de l’homme et la Cour qui les fait vivre et les protège sont responsables tout à la fois de l’affaiblissement des États, de la dissolution des identités nationales, de la colère des peuples, de la crise des démocraties et de la montée des populismes. La multiplication des attentats terroristes ? La faute à la Convention ! L’incomplétude de l’action contre les terroristes ? La faute à la Convention ! La tentative du renversement du président Erdogan par des militaires ? La faute à la Convention ! L’afflux des réfugiés politiques en Europe ? La faute à la Convention ! Les résistances aux gouvernements élus de Pologne et de Hongrie ? La faute à la Convention ! Et, au bout de cette pensée, naturellement, la dénonciation de la Convention.
Écrire la Convention a été, en 1950, un acte politique fondant un ordre juridique. Dénoncer la Convention en 2017 – ce qui est évidemment possible par une loi ordinaire – serait également un acte politique, celui de détruire une forme singulière d’organisation politique des sociétés : l’État de Droit. Les juristes distinguent, en effet, trois formes d’État. L’État de police d’abord, qui permet aux gouvernants de concentrer entre leurs mains le pouvoir de faire la loi, le pouvoir de faire exécuter la loi et le pouvoir de juger de son application selon leur seul bon vouloir et sans contrôle possible. L’État légal ensuite, qui soumet le pouvoir exécutif, l’administration et la justice au respect de la loi votée par le Parlement, loi qui, expression de la volonté générale, est incontestable et ne peut donc être jugée. L’État de Droit enfin. Ici, un débat se noue entre juristes. Pour les uns, la notion « État de Droit » est tautologique car tout État est nécessairement un État de Droit, avec un système normatif produit, appliqué et contrôlé par les autorités habilitées à ces différentes tâches. Pour d’autres, l’État de Droit ne peut pas être l’État de n’importe quelle loi ; les lois votées par le Parlement doivent être soumises au respect d’un Droit qui leur est supérieur et qui fonde en conséquence la légitimité d’un contrôle juridictionnel des lois.
Évidemment, par cette querelle juridique s’expriment plusieurs enjeux. Un enjeu politique puisque pour les premiers un État totalitaire, autoritaire ou fasciste peut être qualifié d’État de Droit dès lors qu’il a une constitution qui habilite les autorités à prendre les décisions alors que pour les seconds la qualification d’État de Droit dépend de la nature démocratique du Droit auquel l’État se soumet. Un enjeu philosophique dans la mesure où si un Droit s’impose à l’État, il convient de savoir quelle est la source de ce Droit, son contenu et sa nature. Certains vont chercher les réponses dans la Nature ; mais, disait Héraclite, elle aime à se cacher. D’autres vont les chercher dans un Dieu ; mais ses paroles sont souvent difficiles à décrypter. Plus simplement, il faut chercher ce Droit qui s’impose à l’État dans les déclarations des droits de l’homme écrites par les hommes et, pour les sociétés européennes, dans la Convention de 1950. Ces droits, écrivaient le doyen Vedel, sont immanents quand ils se font et transcendants quand ils sont faits. Ils sont le résultat des luttes sociales menées par quelques hommes pour tous les hommes.
Dans « État de Droit », il y a « État », c’est-à-dire, cette scène qui offre aux hommes la possibilité de « sortir » de leurs déterminations sociales, de ne plus se voir dans leurs différences sociales mais de se représenter comme des êtres de droit égaux entre eux. Sieyès le disait : du point de vue de la citoyenneté, les différences de sexe, d’âge, d’origine n’ont pas d’importance ; la qualité de citoyen est le schème par lequel les hommes peuvent se percevoir et se reconnaître comme des égaux. Le moment « État » est ainsi, dans la construction d’une société, le moment qui permet aux hommes de sortir du communautarisme « naturel » et de se percevoir dans une relation politique d’égalité. Mais il y a aussi « Droit », c’est-à-dire, cette scène qui empêche l’État de développer sa logique propre de forme organisatrice et totalisante de la société. Le moment « Droit » est celui qui garantit aux citoyens aussi bien le respect de la vie privée, la liberté d’aller et venir, l’inviolabilité du domicile que la faculté de s’exprimer et d’agir collectivement pour proposer des normes nouvelles.
Dénoncer la Convention serait enlever aux citoyens l’instrument qui les protège d’un État absolu. Sans la Convention, il resterait l’État, un monstre froid disait Nietzsche. Sans doute, la France aurait-elle encore la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et le Conseil constitutionnel pour la faire respecter. Mais, après le temps mauvais contre la Convention viendrait le temps mauvais contre la Déclaration. Car les deux textes énoncent et garantissent les mêmes droits et le Conseil constitutionnel assurent avec la même exigence leur respect. Il faut se souvenir qu’en 1993, le sénateur Dailly avait proposé une révision de l’article 61 de la Constitution qui avait pour objet d’interdire au Conseil constitutionnel de se servir de la Déclaration de 1789 et du Préambule de 1946 pour juger les lois…
À tous ceux qui envisagent de dénoncer la Convention ou tous les textes et institutions qui les portent, il convient de rappeler ce que déclaraient les hommes de 1789 : « l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernants ».