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Affiliation des travailleurs frontaliers : « le plus grand procès jamais vu en France »

Afin de statuer sur un contentieux opposant des milliers de travailleurs frontaliers à la Caisse primaire d’assurance maladie et l’URSSAF, le tribunal des affaires de sécurité sociale du Haut-Rhin a dû se délocaliser dans le parc des expositions de Mulhouse. 

par Gilles Bouvaistle 20 septembre 2018

On annonçait un procès-fleuve, « le plus grand procès jamais vu en France par le nombre de personnes concernées », selon Jérôme Schaeffer, l’un des avocats du Comité de défense des travailleurs frontaliers (CDTF) du Haut-Rhin. Dans cette affaire de double affiliation à la sécurité sociale qui complique la vie de milliers de salariés travaillant côté helvète, le tribunal des affaires de Sécurité sociale du Haut-Rhin avait donc déployé les grands moyens en se délocalisant du 11 au 14 septembre au parc des expositions de Mulhouse. Cette audience fait suite au rejet, le 15 mars dernier, par la Cour de cassation du pourvoi déposé par la Caisse primaire d’assurance maladie dans une affaire de double affiliation à l’assurance maladie d’un travailleur frontalier de Haute-Savoie, arrêt réaffirmant « le principe de soumission au régime de sécurité sociale du lieu d’activité ». 

Les chiffres du dossier laissent songeurs : 4 288 personnes ayant introduit un recours pour un ensemble de 10 058 dossiers, 2 366 personnes convoquées… À elle seule, la location du bâtiment représente près de 28 000 €, et un peu plus de 1 000 € pour le transport des dossiers.

À l’entrée du parking de cet imposant bloc de béton, un grand panneau annonce : « Audience des frontaliers ». Mais à l’intérieur, la montagne de dossiers rose saumon qui s’entassent sur six grandes armoires roulantes semble accoucher d’une souris. Avec ses rangées de fauteuils bleus et son écran géant sur lequel sont projetées les consignes aux frontaliers – « Que dire au tribunal ? Uniquement ce qui concerne votre situation personnelle (d’autres interlocuteurs peuvent entendre votre avis de citoyen, ce n’est pas le lieu) » –, l’audience rappelle plutôt la salle d’attente d’une préfecture où l’on viendrait refaire sa carte grise. Ils sont une dizaine à patienter, avec sous le bras des chemises pleines de courriers de relance, d’accusés de réception et de mises en demeure, pour cette demi-journée réservée à ceux qu’accompagnent un avocat.

La question de l’affiliation de ces salariés à cheval sur une frontière a fait couler beaucoup d’encre. Dès 2015, le Tribunal fédéral suisse estime que le choix d’un travailleur frontalier pour le régime d’assurance maladie de son État de résidence n’était valable qu’à condition d’être exercé de manière « formelle et expresse » ; puis, le 7 juillet 2016, un accord entre autorités suisses et françaises est conclu dans le but de mettre fin aux doubles affiliations. Il prévoit que les frontaliers souhaitant une exemption de l’assurance maladie suisse doivent le faire entre le 1er octobre 2016 et le 30 septembre 2017 au moyen d’un formulaire (le « E106 »). Faut de quoi ces derniers sont automatiquement basculés vers l’assurance maladie suisse et radiés de l’assurance maladie française.

Ce sont ces instructions que la Caisse primaire d’assurance maladie a choisi de contester. Ce qui pour des milliers de frontaliers veut dire des lettres de recouvrement de cotisations, voire des visites d’huissiers et des saisies sur salaire. Un arrêt de la Cour de cassation est venu mettre un terme à ces procédures.

« Quelle perte d’énergie ! »

Retour à Mulhouse, où la défense du juriste audiencier de l’URSSAF Yvan Wilhem (« Réclamer des dommages et intérêts, c’est faire peser une charge sur la collectivité publique, sur un système financé par l’impôt »), soulève un grondement désapprobateur. « Quand j’entends dire qu’aujourd’hui, oser demander des dommages et intérêts, et l’article 700 du code de procédure civile, c’est faire peser sur la solidarité nationale ces procédures, je trouve cela particulièrement déplacé, s’énerve Me Sophie Pujol, une des nombreux avocats présents (ils sont 19 ce matin-là). Vous avez voulu aller jusque devant la Cour de Cassation, aujourd’hui vous devez en supporter les frais »

On examine les dossiers au cas par cas, en passant plus ou moins rapidement en fonction des points spécifiques des dossiers (date d’affiliation, documents manquants, demandes d’indemnisation…). La logistique compte beaucoup, alors que 600 dossiers pour la seule matinée d’audience doivent circuler des armoires roulantes jusqu’aux juges : les effectifs du tribunal ont été doublé en vue de l’événement et trois personnes se consacrent exclusivement depuis l’été à la préparation du procès.

Il faudra attendre l’après-midi pour voir l’audience s’animer un peu, et la salle se remplir de particuliers venus annoncer défendre leur dossier personnel. À l’écoute de leurs témoignages, difficile de trouver un autre adjectif que le très usé « kafkaïen » pour décrire ce contentieux presque caricatural dans sa mise en scène d’une lutte entre une administration qui fait la sourde oreille en dépit du rejet de son pourvoi en cassation, et des salariés désemparés. « Peut-être l’URSSAF aurait-il pu s’abstenir d’adresser des mises en demeure alors que la Caisse n’avait pas fini de régulariser les situations des cotisants : quelle perte d’énergie, de temps, d’argent ! », relève sèchement la présidente du tribunal Claude Doyen.

Le tribunal doit rendre ses décisions le 11 octobre.