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Licenciement discriminatoire d’une salariée voilée en l’absence de clause de neutralité dans le règlement intérieur

L’employeur, investi de la mission de faire respecter au sein de la communauté de travail l’ensemble des libertés et droits fondamentaux de chaque salarié, peut prévoir dans le règlement intérieur […] une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, dès lors que cette clause générale et indifférenciée n’est appliquée qu’aux salariés se trouvant en contact avec les clients.

par Marie Peyronnetle 30 novembre 2017

En 2015, la Cour de cassation avait à décider du caractère discriminatoire – ou non – du licenciement d’une salariée prononcé en raison du refus de cette dernière de retirer son voile islamique après qu’un client eut dit à son employeur au sujet de sa prochaine intervention : « Pas de voile, la prochaine fois ». La chambre sociale avait alors choisi de porter le débat au niveau européen en transmettant à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) la question préjudicielle suivante : « Les dispositions de l’article 4, § 1, de la directive 78/2000/CE doivent-elles être interprétées en ce sens que constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, le souhait d’un client d’une société de conseils informatiques de ne plus voir les prestations de services informatiques de cette société assurées par une salariée, ingénieure d’études, portant un foulard islamique ? » (Soc. 9 avr. 2015, n° 13-19.855, Dalloz actualité, 22 avr. 2015, obs. M. Peyronnet , note J. Mouly ; RDT 2015. 405, obs. M. Miné ; RTD eur. 2016. 374-18, obs. B. de Clavière ; JS Lamy 2015, n° 388-2, obs. H. Tissandier ; RJS 6/2015, n° 386).

La réponse à cette question a été donnée par la CJUE à l’occasion d’une décision du 14 mars 2017 (CJUE 14 mars 2017, n° C-188/15, Bougnaoui, ADDH c. Micropole SA, Dalloz actualité, 20 mars 2017, obs. M. Peyronnet ; ibid. 1106, chron. E. Broussy, H. Cassagnabère, C. Gänser et P. Bonneville ; D. 2017. 947 , note J. Mouly ; Dr. soc. 2017. 450, étude Y. Pagnerre ; RDT 2017. 422, obs. P. Adam ; Constitutions 2017. 249, chron. A.-M. Le Pourhiet ; RTD eur. 2017. 229, étude S. Robin-Olivier ; Rev. UE 2017. 342, étude G. Gonzalez ) et complétée par une réponse à une autre question préjudicielle posée sur la même thématique par une juridiction belge (CJUE 14 mars 2017, Samira Achbita c. G4S Secure Solutions NV, aff. C-157/15, Dalloz actualité, 16 mars 2017, obs. M. Peyronnet ; ibid. 1106, chron. E. Broussy, H. Cassagnabère, C. Gänser et P. Bonneville ; D. 2017. 947 , note J. Mouly ; Dr. soc. 2017. 450, étude Y. Pagnerre ; RDT 2017. 422, obs. P. Adam ; Constitutions 2017. 249, chron. A.-M. Le Pourhiet ; RTD eur. 2017. 229, étude S. Robin-Olivier ; Rev. UE 2017. 342, étude G. Gonzalez ; JS Lamy 2017, n° 430-1, obs. H. Tissandier ; Sem. soc. Lamy 2017, n° 1762, p. 3, obs. Calvès ; ibid., p. 6, obs. S. Laulom ; JCP S 2017. 1105, obs. Gossu). Cette seconde décision opposait une réceptionniste à son employeur. Cette dernière ne portait pas le voile lors de son embauche mais trois ans plus tard, elle a fait part à son employeur de son désir de porter un foulard islamique. L’employeur lui a alors indiqué qu’une règle non écrite de l’entreprise imposait aux salariés une stricte neutralité vestimentaire lorsqu’ils sont en contact avec la clientèle. Malgré cela, la salariée vient travailler avec un voile et le comité d’entreprise modifie alors le règlement intérieur pour faire clairement apparaître dans ce dernier l’obligation de neutralité ainsi rédigée : « il est interdit aux travailleurs de porter sur le lieu de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses ou d’accomplir tout rite qui en découle ». La salariée persistant à vouloir porter son voile est licenciée par l’employeur. La Cour de cassation belge, qui se trouve apparemment dans le même embarras que son homologue français, transmet à la CJUE la question préjudicielle suivante : « L’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78/CE doit-il être interprété en ce sens que l’interdiction de porter un foulard en tant que musulmane sur le lieu de travail ne constitue pas une discrimination directe lorsque la règle en vigueur chez l’employeur interdit à tous les travailleurs de porter sur le lieu de travail des signes extérieurs de convictions politiques, philosophiques ou religieuses ? ».

La CJUE a donc répondu, de façon concomitante, à ces deux questions que, d’une part, « l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000 […], doit être interprété en ce sens que la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits d’un client de ne plus voir les services dudit employeur assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de cette disposition » (CJUE 14 mars 2017, X… et ADDH, C-188/15, préc.) et, d’autre part, que « l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, doit être interprété en ce sens que l’interdiction de porter un foulard islamique, qui découle d’une règle interne d’une entreprise privée interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion ou sur les convictions au sens de cette directive ». En revanche elle est venue préciser sur cette seconde réponse qu’« une telle règle interne d’une entreprise privée est susceptible de constituer une discrimination indirecte au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous b), de la directive 2000/78 s’il est établi que l’obligation en apparence neutre qu’elle prévoit entraîne, en fait, un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données, à moins qu’elle ne soit objectivement justifiée par un objectif légitime, tel que la poursuite par l’employeur, dans ses relations avec ses clients, d’une politique de neutralité politique, philosophique ainsi que religieuse, et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier » (CJUE 14 mars 2017, G4S Secure Solutions, C-157/15, préc.).

L’arrêt de la chambre sociale du 22 novembre 2017 est la suite de la première affaire. La Cour reprend, dans son chapeau de tête, les réponses formulées par la CJUE dans les deux affaires précitées et en déduit sa solution pour la première affaire.

Cette solution consiste donc à préciser sa jurisprudence dans l’affaire Baby Loup en intégrant la position de la CJUE en la matière. Elle considère donc désormais que : « l’employeur, investi de la mission de faire respecter au sein de la communauté de travail l’ensemble des libertés et droits fondamentaux de chaque salarié, peut prévoir dans le règlement intérieur de l’entreprise ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur, en application de l’article L. 1321-5 du code du travail, une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, dès lors que cette clause générale et indifférenciée n’est appliquée qu’aux salariés se trouvant en contact avec les clients ; qu’en présence du refus d’une salariée de se conformer à une telle clause dans l’exercice de ses activités professionnelles auprès des clients de l’entreprise, il appartient à l’employeur de rechercher si, tout en tenant compte des contraintes inhérentes à l’entreprise et sans que celle-ci ait à subir une charge supplémentaire, il lui est possible de proposer à la salariée un poste de travail n’impliquant pas de contact visuel avec ces clients, plutôt que de procéder à son licenciement ».

On ne pourrait que plus clairement entrevoir par cette solution l’exercice de balance qu’il peut exister entre les principes de liberté et d’égalité. En effet, au nom de l’égalité, en l’occurrence du principe de non-discrimination, on vient limiter une liberté – en l’espèce religieuse. On procède à une atteinte plus grande à une liberté – puisqu’un règlement intérieur prévoyant une obligation de neutralité s’appliquera en permanence auprès de tous les clients et à tous les salariés alors que la salariée, dans la première espèce, n’avait été contrainte par son employeur de retirer son voile que pour un seul client – au nom du respect de l’égalité. Il est indéniable que, si la solution est plus liberticide, elle est plus égalitaire. En effet, tous les salariés seront concernés par l’interdiction. Il n’est pas dit cependant que cela leur « pèse » à tous de la même manière. En cela, un point reste trouble. La neutralité que peut aujourd’hui imposer l’employeur auprès des clients est-elle une neutralité totale, c’est-à-dire religieuse, politique et philosophique, ou bien une neutralité particulière, c’est-à-dire simplement religieuse, ou simplement politique ? En effet, il paraîtrait étrange que, par souci de ne pas froisser la clientèle, l’employeur impose une neutralité religieuse mais tolère en revanche que les salariés portent des « badges » politiques sur leur chemise ou des tee-shirts avec le logo de tel ou tel parti ou courant politique. La formulation de la CJUE sur la question d’une éventuelle discrimination indirecte résultant d’une règle interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux nous semble indiquer que l’employeur doit poursuivre une neutralité totale auprès des clients et non pas seulement religieuse. Elle estime en effet que « la poursuite par l’employeur, dans ses relations avec ses clients, d’une politique de neutralité politique, philosophique ainsi que religieuse » est un objectif légitime. En effet, elle n’utilise pas « ou » dans son énumération mais « ainsi que », ce qui nous semble suggérer une neutralité totale.

Cependant, la motivation de la Cour de cassation ne reprend pas mot à mot celle de la CJUE. Elle vise simplement une clause de neutralité « interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail ». La chambre sociale précise cependant que la clause de neutralité doit être « générale et indifférenciée », ce qui semble plaider pour une approche globale de la neutralité moins susceptible de constituer une discrimination indirecte.

En revanche, elle ajoute une motivation pour le moins étonnante selon laquelle la restriction à la liberté de manifester ses convictions par une obligation de neutralité découle notamment du fait que l’employeur est « investi de la mission de faire respecter au sein de la communauté de travail l’ensemble des libertés et droits fondamentaux de chaque salarié ». Au premier abord, on pourrait croire que l’obligation de neutralité vient garantir la bonne cohésion de la communauté de travail, c’est-à-dire entre tous les salariés. Il semblerait presque par cette référence à la « communauté de travail » que la Cour de cassation superpose les motivations de la solution dégagée par la CJUE avec le principe de laïcité en tant que « principe fédérateur rassemblant l’ensemble des citoyens, croyants ou incroyants » (J.-M. Sauvé, Laïcité et République, intervention lors de la Conférence Olivaint, 6 déc. 2016). Or cela ne semble pas opportun puisque la solution de la CJUE est très claire sur ce point, l’obligation de neutralité ne saurait être générale, elle ne doit concerner que les salariés au contact de la clientèle, ce qui suggère davantage une prédominance de l’image de l’entreprise auprès des clients que la poursuite d’une cohésion interne à l’entreprise. Si l’on ne saisit pas bien la référence faîte à la « communauté de travail », on peut en revanche considérer que ce début d’attendu vise à rappeler les responsabilités de l’employeur en matière de respect des libertés et droits fondamentaux, notamment au regard de la proportionnalité des mesures qui pourraient venir les restreindre. En effet, dans cet attendu, la Cour apporte des précisions importantes sur les précautions devant être prises par l’employeur dans l’utilisation de ce nouveau pouvoir. Un grand pouvoir – limiter la liberté d’expression des salariés – implique une grande responsabilité – celle de « rechercher si, tout en tenant compte des contraintes inhérentes à l’entreprise et sans que celle-ci ait à subir une charge supplémentaire, il lui est possible de proposer à la salariée un poste de travail n’impliquant pas de contact visuel avec ces clients, plutôt que de procéder à son licenciement ». La chambre sociale fait la part belle ici, et elle le reconnaît dans sa note explicative, aux accommodements raisonnables que connaissent les pays de Common Law, qui ne seraient « qu’une application du principe de proportionnalité ».