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Mathieu Menegaux, Est-ce ainsi que les hommes jugent ?

Dans son dernier roman, Mathieu Menegaux relate la passionnante chronique de la mise en cause et de l’accusation, lorsqu’elle se met en place, d’un homme pour un crime qu’il sait n’avoir pas commis. Une plongée haletante au cœur de ce que vit cet homme, dont la vie bien rangée s’effondre irrémédiablement dès que retentissent les coups de la police sur la porte d’entrée, à 6h00 du matin.

par Thibault de Ravel d’Esclaponle 5 septembre 2018

Deux idées majeures traversent le très bon livre de Mathieu Menegaux, sans doute sorti trop tôt pour bénéficier de la couverture de la rentrée littéraire qui bat actuellement son plein. Pour autant, il serait dommage de passer à côté de cet ouvrage qui place directement son propos sur le terrain fertile de la justice et de la façon dont elle s’exerce aujourd’hui. Deux problématiques, donc, sous-tendent ce livre, qui invitent à la réflexion : la violence d’une erreur judiciaire en train de se construire, sous les yeux du lecteur, mais, aussi et surtout, le caractère irrémédiable de celle-ci, quand bien même aurait-elle été de très brève durée. Ce constat, dont le personnage principal fait la très douloureuse expérience, est renforcé par un déplacement du curseur, dans l’exercice de la justice, qui n’aura échappé à personne : le déploiement des réseaux sociaux. Est-ce ainsi que les hommes jugent ? interroge Mathieu Menegaux. À coup de tweets ? À la faveur de posts et autres hashtags ? Peut-être.

La trame de ce court roman se résume simplement. Le tragique de l’accident inaugural tranche nettement avec la banalité de la vie de celui pour qui elle va basculer. À la sortie d’un centre commercial, alors qu’elle s’apprêtait à se rendre sur la tombe de sa mère récemment décédée, une fillette voit son quotidien littéralement sombrer. En un temps très resserré, elle est la victime d’une tentative d’enlèvement. En tentant de s’y opposer, son père meurt, assassiné par l’auteur du kidnapping manqué qui décide de le heurter à dessein avec sa voiture. Celle-ci est de couleur blanche, sa veste également. Le décor est planté, quelques maigres indices peuvent être suivis. Lié par une promesse dont il ne peut se dédire, touché par la détresse de la jeune fille, un commandant de police poursuit, avec obstination, la recherche du coupable. Jusqu’au jour où l’un des nombreux recoupements effectués le mène tout droit vers le pavillon de Gustavo Santini, jeune cadre s’apprêtant à vivre l’une des grandes journées de sa carrière professionnelle. À 6h00 du matin, une escouade de policiers débarque chez lui. Sûrs de leur fait, ils perquisitionnent sous les yeux éberlués de la petite famille encore endormie. Gustavo n’y comprend rien ; on lui demande ce qu’il faisait exactement un samedi matin, il y a trois ans. On lui demande de s’expliquer ; il ne saisit pas. Surpris, sans vraiment assimiler ce qui lui arrive, il perd pied, s’effondre progressivement. Lui aussi, pourtant, il est sûr de son fait, ou plutôt de son « non-fait ». S’enchaînent ensuite la perquisition, au domicile du suspect comme sur son lieu de travail, le transfert dans les locaux de la police judiciaire de Versailles, l’interrogatoire, la brève rencontre avec l’avocate.

La forme est chorale, sans être foisonnante. L’auteur restitue le déroulement de la perquisition, avec un réel sens de la dramaturgie. Le style est net, simple, sans fioritures, un peu à l’image de la vie dans laquelle évoluent Gustavo et sa famille. Indéniablement, le tour de force du livre n’est pas simplement de dévoiler la chronique d’une erreur judiciaire en train de se mettre en place, emportant avec elle la vie d’un homme qui n’a, semble-t-il, rien demandé, mais plutôt de la vivre au plus près. Mathieu Menegaux nous place dans la tête de chacun des protagonistes, Gustavo en premier lieu. Avec eux, on éprouve ce qu’ils vivent. Pour cette raison, le roman n’apparaît pas comme une simple critique grossière de l’action d’un commandant de police obstiné, pétri dans des certitudes fortifiées par quelques indices ténus, et qui s’est forgé une véritable « présomption de culpabilité » (au sens où l’entend D. Inchauspé, L’innocence judiciaire, PUF, « coll. Questions judiciaires », 2012, p. 12-13). Mais c’est ce que pensent Gustavo et son épouse, parce que, pour eux, dans cette situation précise, il ne peut en être autrement.

Le roman de Mathieu Menegaux offre deux temporalités qui correspondent globalement aux deux grands thèmes. C’est tout d’abord le récit d’une journée. Point d’orgue de l’action antérieure des policiers, elle est pour eux presque un achèvement. Dans peu de temps, il devrait avouer. Pour Gustavo Santini, c’est le début d’un calvaire. Ce que décrit Mathieu Menegaux – l’effondrement progressif de Gustavo – a quelque chose d’universel, en ce sens qu’un tel événement peut survenir bien plus facilement que l’on serait tenté de le croire. L’horizon du suspect se resserre considérablement, dans une atmosphère qui devient de plus en plus étouffante. L’humiliation ressentie à la suite de l’intrusion, avec pertes et fracas, dans son domicile, aura des conséquences irrémédiables pour Gustavo et sa famille, tout comme le déplacement sur son lieu de travail. Il y a quelque chose du Faux Coupable d’Hitchcock dans la situation de Gustavo Santini. Le tapissage qu’il subit, c’est un peu la longue – et magistrale – marche nocturne de Manny Balestrero.

Puis vient un autre temps, celui des réseaux sociaux. L’investigation policière et la justice ne sont plus seules. L’on doit compter avec. Là encore, la pression monte au fur et à mesure que les notifications s’empilent. L’opprobre est viral ; le tweet juge, le hashtag condamne. Quoi qu’on en dise, c’est un phénomène neuf. En effet, l’imprimé ne permettait pas l’immédiateté actuelle suscitée par les réseaux sociaux, dont l’audience est exponentielle. C’est une évolution, c’est certain. Une amélioration ? Pas si c’est ainsi que les hommes jugent.

 

M. Menegaux, Est-ce ainsi que les hommes jugent ?, Grasset, 2018