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Le droit en débats

Patrimoine culturel immatériel : la corrida n’est plus sur la liste…

Par Thibault de Ravel d’Esclapon le 18 Juin 2015

Le meilleur moyen d’éviter le débat est sans doute de considérer qu’il n’y en a plus. L’art de l’esquive permet d’empêcher bien des difficultés et surtout de s’embourber dans de longues discussions où l’opposition entre les différents tenants est si fondamentale qu’elle en devient insurmontable. Et parmi les sujets où la conciliation est impossible, la tauromachie figure en bonne place. C’est ce qu’a compris la cour administrative d’appel de Paris dans son arrêt du 1er juin 2015. Voilà une courte décision, nette, précise, qui porte l’estocade à la discussion qui s’était engagée quant au point de savoir si la corrida, telle qu’elle est pratiquée dans le sud du pays, pouvait être inscrite à l’inventaire du patrimoine culturel immatériel de la France. Cette discussion, pour la cour, est sans objet : la fiche d’inventaire qui figurait sur le site internet du ministère ne s’y trouve plus. Aussi, la décision d’inscription de la corrida doit être regardée comme ayant été abrogée, antérieurement au prononcé de l’arrêt, sans avoir emporté auparavant la moindre conséquence juridique. Il n’y a plus rien à en dire, plus besoin de discuter.

Remarquons, tout d’abord, que ce n’est pas la première fois que le droit est sollicité dans le débat opposant les aficionados de la corrida à ses contempteurs. C’est assez logique. Lorsque la discussion concerne un domaine éminemment passionnel, le droit se révèle une ressource intéressante. La raison qu’il incarne permet, selon ceux qui le convoquent, d’objectiver le débat. L’on peut certes considérer que ce n’est là qu’un artefact et que la corrida est d’abord, et avant tout, un sujet de société plutôt que juridique. Mais le droit s’en est préoccupé et semble avoir trouvé un compromis, face à l’impératif légitime de protection des animaux, compromis que l’on trouve formulé à l’article L. 521-1 du code pénal. En effet, l’alinéa 4 de cet article, qui réprime les sévices et actes de cruauté envers les animaux, en exclut l’application pour les « courses de taureaux lorsqu’une tradition locale ininterrompue peut être invoquée ». Et l’état du droit n’évolue plus beaucoup. Les adversaires de la corrida ont tenté d’exciper de l’inconstitutionnalité de ce texte, à l’occasion d’une question prioritaire de constitutionnalité posée dans cette même affaire. Peine perdue : la disposition est conforme à la Constitution, selon le Conseil (Cons. const. 21 sept. 2012, n° 2012-271 QPC, Dalloz actualité, 2 oct. 2012, obs. M. Bombled ; D. 2012. 2486 , note X. Daverat ; ibid. 2233, édito. F. Rome ; ibid. 2917, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et T. Potaszkin ; AJ pénal 2012. 597, obs. C. Lacroix ; AJCT 2013. 50, obs. L. Fabre ; RFDA 2013. 141, chron. Agnés Roblot-Troizier et G. Tusseau ; Constitutions 2012. 616, obs. P. Abadie ; RSC 2013. 427, obs. B. de Lamy ). De plus, l’on notera qu’il y a bien encore un peu de contentieux quant au point de savoir ce qu’il faut entendre par tradition locale ininterrompue, dont la caractérisation ressort du pouvoir souverain des juges du fond (Civ. 2e, 22 nov. 2001, n° 00-16.452, Bull. civ. II, n° 173 ; RTD civ. 2002. 181, obs. N. Molfessis ; Civ. 1re, 7 févr. 2006, n° 03-12.804, Bull. civ. I, n° 50 ; RTD civ. 2007. 57, obs. P. Deumier ). Mais, enfin, il n’y a plus guère à dire, où à écrire sur ce sujet. Et il faut bien reconnaître que là aussi, au moins au plan juridique, le débat s’épuise un peu.

C’est donc par une autre entrée que la corrida a de nouveau gagné la sphère du droit, ouvrant les portes du prétoire : une notion étrange, sacralisée par l’UNESCO à l’occasion d’une convention adoptée le 17 octobre 2003, a été mobilisée : le patrimoine culturel immatériel (ci-après PCI). Prenant conscience de son importance, parce qu’il est, selon la convention, le « creuset de la diversité culturelle et garant du développement durable », l’UNESCO recommande à chacun des États parties d’en dresser l’inventaire au niveau national afin de pouvoir prendre les mesures de sauvegarde qui s’imposent et de mener, notamment des actions de sensibilisation. Pratiquement, un département du ministère de la culture reçoit et instruit les demandes, dresse des fiches d’inventaire qu’il inscrit sur le site internet spécialement créé à cet effet. La liste fait figure d’inventaire à la Prévert : ainsi y trouve-t-on des pratiques festives aussi diverses que le fest-noz breton, les ostensions septennales limousines ou encore, d’un point de vue artistique, la tapisserie d’Aubusson.

Et puis, il y a eu la corrida. Celle-ci fut inscrite à l’instigation, dit-on, d’un directeur général des patrimoines féru de culture taurine. L’inscription s’est donc matérialisée par une mise à jour du site, via la mise en ligne d’une fiche technique d’inventaire du patrimoine immatériel.

À la vérité, l’inscription de la corrida s’envisageait très bien. En effet, à lire l’article 2 de la convention de l’UNESCO, il semble bien que la corrida corresponde à la définition du PCI : « on entend par « patrimoine culturel immatériel » les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire – ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés – que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel ». La définition poursuit en insistant, notamment, sur le fait que ce patrimoine doit procurer au groupe « un sentiment d’identité ». Y ranger la corrida n’était donc guère étonnant (X. Daverat, Tauromachie et immatériel, CCE 2014. Étude 3).

Mais l’inscription de la corrida à l’inventaire se contestait aussi très bien. En effet, la décision est peut-être sans conséquences juridiques, comme l’affirme la cour d’appel. Elle n’emporte pas moins certains effets potentiels : assurer la sauvegarde du patrimoine immatériel, le promouvoir, effectuer certaines actions de sensibilisation. Elle couvre la pratique considérée d’un a priori positif. Aussi comprend-t-on assez aisément que les thuriféraires du combat contre le sport taurin aient voulu obtenir, non pas l’excommunication de ses promoteurs comme du temps de Pie V et du De Salute gregis dominici, publié en 1567, mais à tout le moins la radiation de la corrida de l’inventaire.

Le tribunal administratif de Paris, dans sa décision du 3 avril 2013 l’avait refusé, considérant qu’ « il est constant qu’elle “la corrida” procure à certains groupes, communautés et individus “un sentiment d’identité et de continuité” au sens de l’article 2 précité de la convention internationale pour la sauvegarde du patrimoine immatériel ».

La cour d’appel n’est pas entrée dans ce débat. En effet, il résulte des pièces du dossier que la fiche concernant la corrida ne figure plus sur le site du ministère, et qu’elle n’est plus contenue dans la liste des pratiques sportives qui s’y trouvent inventoriées. Un simple clic, et plus de discussion. Un clic très heureux, donc, étant donné que la cour n’a plus vraiment à se prononcer. En effet, selon elle, la corrida n’étant plus inscrite et devant être regardée comme abrogée, l’action devient sans objet.

Une telle décision pose la question de la pertinence de l’inscription de la corrida à l’inventaire du patrimoine culturel immatériel. Sans doute se justifie-t-elle juridiquement. En revanche, c’est un peu moins vrai d’un point de vue politique. Il faut bien convenir, et peu important le parti que l’on adopte quant au principe même de son autorisation, que la corrida suscite plus de discussion que le fest-noz breton ou que la tapisserie d’Aubusson, qui n’en posent pas vraiment. La corrida est controversée au sens objectif du thème. C’est un fait. Or l’inscrire à l’inventaire, tout aussi immatériel soit-il, c’est lui conférer une onction, l’appréhender de manière positive, ce qui n’est nullement le rôle du ministère. Son rôle doit se borner à l’autoriser ou non, en fonction du débat qui anime la société. Que gagnent les aficionados d’une inscription ? Pas grand chose. Finalement, la corrida est déjà entrée dans le patrimoine culturel matériel. La plume d’Hemingway, de Théophile Gautier, le pinceau de Manet, de Goya, de Dali, y ont très largement contribué. A-t-elle besoin d’entrer aussi dans le patrimoine culturel immatériel ? Qu’apportera de plus la fiche d’inventaire publiée sur le site internet du ministère à cette généalogie déjà prestigieuse ? Rien de plus qu’un débat qui n’a pas lieu d’être et que la cour d’appel a eu raison d’éluder. Finalement, l’art de l’esquive est parfois salvateur. Le torero ne dira pas le contraire.