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Arrêt European Superleague Company : une révolution ? Les apports à la régulation du sport et à la théorie générale du droit de la concurrence (1re partie)

Cet arrêt European Superleague Company du 21 décembre 2023 est historique à bien des égards. Sur le renvoi préjudiciel d’une juridiction espagnole, la Cour de justice de l’Union européenne dit pour droit que les statuts et les règlements sur le fondement desquels la FIFA et l’UEFA s’opposaient à la création d’une ligue concurrente de la Champions League – la Super League – constituent en l’état des constats de la juridiction de renvoi, un abus de position dominante, une entente et une atteinte à la liberté de prestation de services.

« Super League = Super Greed » (un supporter anglais).

« We should drop a legislative bomb to stop it – and we should do it now. » (Boris Johnson)

« Le président de la République salue la position des clubs français de refuser de participer à un projet de Super Ligue européenne de football menaçant le principe de solidarité et le mérite sportif (…) L’État français appuiera toutes les démarches de la LFP, de la FFF, l’UEFA et de la FIFA pour protéger l’intégrité des compétitions fédérales qu’elles soient nationales ou européennes. » (Emmanuel Macron)

1. Ce florilège de déclarations fracassantes rappelle à quel point les réactions au projet de Super League ont été virulentes.

Les amateurs de football s’en souviennent. En avril 2021, à l’initiative des présidents Pérez du Real Madrid et Agnelli de la Juventus, douze clubs européens, parmi les plus prestigieux, proposent la création d’une nouvelle compétition – la Super League donc. Dans sa version initiale cette nouvelle compétition européenne aurait pris la forme d’un championnat semi-ouvert à vingt clubs, destiné à concurrencer la Champions League. Pourquoi ? Très vraisemblablement pour s’émanciper de la tutelle de l’UEFA, organisatrice de la Champions League et titulaire de tous les droits patrimoniaux qu’elle engendre, notamment les très lucratifs droits de retransmission.

Cette Super League aurait donc eu pour première vertu de garantir à ses clubs fondateurs la maîtrise des revenus qu’elle aurait générés. Elle devait aussi leur assurer une certaine stabilité de nature à rassurer leurs investisseurs dans la mesure où ces fondateurs n’auraient pas pu être relégués. Enfin, ceux-ci faisaient aussi le pari qu’en multipliant les affiches entre grands clubs, ils parviendraient à dynamiser l’audience et les revenus qui n’auraient pas manqué d’en découler.

Deux jours après l’annonce de la création de cette ligue, quasiment tous les clubs impliqués s’étaient retirés du projet. Les réactions citées ci-dessus l’expliquent sans doute mais il faut y ajouter les menaces immédiatement brandies par la FIFA et l’UEFA. Dans plusieurs communiqués aux accents étonnamment idéologiques, les deux instances menacèrent d’exclure de « leurs » compétitions tous les clubs et surtout tous les joueurs qui décideraient de participer à la Super League. Or, pour bien saisir le caractère désastreux de cette exclusion, il faut préciser de quelles compétitions on parle : rien de moins que la Coupe du monde, l’Euro, la Champions League, l’Europa League et même les trois championnats nationaux des douze clubs impliqués qui sont aussi les plus compétitifs, la Premier League, la Liga et la Serie A !

Dans ces conditions, on comprend que le projet de Super League ait rapidement eu du plomb dans l’aile. C’est là l’origine du litige qui donne à la Cour de justice l’occasion de rendre cet arrêt historique.

2. Le litige. L’une des sociétés qui portaient le projet de Super League – la European Superleague Company – agit devant une juridiction commerciale madrilène contre la FIFA et l’UEFA. Face à la complexité du sujet, le juge espagnol adresse à titre préjudiciel à la Cour de justice de l’Union européenne une série de six questions relatives à la conformité au droit européen de la concurrence et des libertés de circulation des pouvoirs que la FIFA et l’UEFA tirent de leurs statuts et des règlements des compétitions. Ces pouvoirs – grâce auxquels elles ont pu s’opposer au projet de Super League – sont de trois ordres. Il s’agit de ceux liés à l’organisation des compétitions, au contrôle de la participation des clubs et des joueurs auxdites compétitions et enfin de ceux liés à leur exploitation commerciale.

Il n’est d’ailleurs pas étonnant que la discussion soit portée sur le terrain du droit de la concurrence et du droit des libertés de circulation1 car on perçoit bien, dans cette espèce, que l’exercice de ces pouvoirs a constitué une très efficace barrière à l’entrée sur le marché des compétitions de football professionnel. Mais on pressent aussi que le sport n’est pas un produit comme les autres. De toute évidence, sa dimension culturelle, sanitaire et éducative le singularise. Un comportement manifestement illicite sur un marché plus traditionnel pourrait donc ne pas l’être pour les activités sportives. En somme, cette affaire posait la délicate question de « l’exception sportive ». Faut-il réserver un traitement particulier au sport au regard du droit de la concurrence et du droit des libertés de circulation ?

3. Les questions. Dans ce contexte, le juge espagnol, par ses cinq premières questions, interrogeait d’abord la Cour de justice sur la compatibilité des pouvoirs de la FIFA et de l’UEFA aux inévitables articles 101 et 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) qui prohibent les ententes et des abus de position dominante. Ces questions portaient à la fois sur le caractère potentiellement anticoncurrentiel de ces pouvoirs et sur la possibilité qu’ils puissent bénéficier d’une exemption au sens du droit des ententes ou de justifications, le pendant prétorien de l’exemption en droit des abus de position dominante. La sixième et dernière question du juge espagnol interrogeait la Cour sensiblement dans les mêmes termes à propos des articles 45, 49, 56 et 63 du TFUE qui régissent chacun l’une des quatre libertés de circulation.

4. Les conclusions de M. Rantos. Dans de très riches conclusions2, commentées jusque dans le journal L’Équipe3, l’avocat général Rantos avait donné raison à la FIFA et l’UEFA à la faveur d’une argumentation innovante. On y reviendra mais on peut déjà dire ici que cette argumentation s’appuyait principalement sur l’article 165 du TFUE relatif à la politique sportive européenne dans lequel M. Rantos avait décelé le fondement de la « constitutionnalisation » d’un « modèle sportif européen » – celui du football professionnel dans son état actuel. Il concluait alors que la défense de ce modèle constitutionnalisé justifiait l’attitude de la FIFA et de l’UEFA.

5. La décision : un grand arrêt pour le sport … et au-delà. Et pourtant, contre toute attente ou presque, il n’est pas suivi par la Cour de justice. Dans un arrêt inédit par sa longueur pour une décision préjudicielle, la Cour considère que les pouvoirs et les menaces des deux fédérations constituent, en l’absence de toutes modalités qui en garantiraient le caractère transparent, objectif, précis et non discriminatoire, des violations du droit de la concurrence et du droit des libertés de circulation. Ce coup de théâtre est spectaculaire. D’autant que cet arrêt Super League n’est pas isolé. Il a été rendu à l’occasion d’un rare « bouquet » de trois arrêts du même jour sur la stimulante question de l’application du droit de la concurrence au secteur sportif. Si l’arrêt Super League était sans doute le plus attendu en raison de sa portée médiatique, il gagne à être rapproché de ses deux « jumeaux » : l’arrêt International Skating Union4 et l’arrêt Royal Antwerp5.

Il est également difficile d’ignorer la séquence jurisprudentielle dans laquelle s’inscrit cet arrêt. La Cour de justice semble décidée à clarifier sa jurisprudence sur l’abus (au moment où la Commission européenne annonce revoir ses fameuses Orientations de 2009, notamment pour tenir compte des évolutions jurisprudentielles). L’appropriation de l’approche plus économique par le juge européen ne s’est pas faite sans heurts, notamment pour concilier les nouveaux principes avec ceux dégagés dans les grands arrêts, adoptés dans les années 1970 et 1980. Depuis 2020, la Cour de justice a donc rendu une série de « grands arrêts » qui, à renfort de longs obiter dicta, refaçonne (et, en réalité, tente de restructurer) la théorie de l’abus. L’arrêt Super League est, de ce point de vue, extrêmement riche et va très au-delà du seul contexte sportif. De manière plus surprenante, l’arrêt peut même être lu comme donnant des indications sur la manière dont l’abus peut être employé dans le secteur… numérique ! S’agissant d’un arrêt rendu en grande chambre, les développements concernant l’article 102 du TFUE doivent donc être scrutés avec la plus grande attention. En somme, la Cour de justice livre ici un grand arrêt pour le droit du sport, et un grand arrêt sur l’abus !

6. Plan. Pour essayer d’en exposer toute la richesse, on présentera d’abord ses apports à la régulation du sport par le droit de l’Union puis à la théorie générale du droit de la concurrence.

Les apports à la régulation du sport par le droit de l’Union

7. L’applicabilité du droit de la concurrence et du droit des libertés aux activités sportives. Ce point ne faisait guère débat mais il n’est pas inutile d’y insister : l’avocat général puis la Cour de justice confirment, dans le droit fil des arrêts Walrave et Koch6, Bosman7, Deliège8 ou encore Meca Medina9, que le droit de la concurrence et le droit des libertés de circulation s’appliquent bien à la FIFA et à l’UEFA. Outre que leurs comportements et les textes qui leur servent de fondement impactent nécessairement cette activité économique lucrative qu’est le football professionnel, la FIFA et l’UEFA opèrent elles-mêmes comme des entreprises au sens de l’article 102 du TFUE en organisant et en commercialisent des compétitions de football ou comme des associations d’entreprises que constituent les clubs en vertu de l’article 10110.

Toutefois, et on l’aura compris, cette convergence entre l’avocat général et la Cour sur l’applicabilité du droit de l’Union aux activités sportives ne les empêchent pas de diverger notablement quant aux conséquences qu’il y a lieu d’en tirer.

8. Position de l’avocat général : défense du « modèle sportif européen » et théorie des restrictions accessoires. Comme il a été précisé dans le propos introductif, l’avocat général Rantos avait bâti son argumentation sur une idée audacieuse : la défense du « modèle sportif européen ». Ce modèle lui paraissait avoir été consacré à l’article 165 du TFUE dont l’introduction, relativement récente dans le droit primaire11, aurait incarné une prise de...

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