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Dans la boîte noire des commissions mixtes paritaires

Quand députés et sénateurs n’arrivent pas à s’entendre sur un texte, le premier ministre peut convoquer une commission mixte paritaire réunissant sept députés et sept sénateurs. Coulisses d’une instance aussi puissante que méconnue.

par Pierre Januelle 3 avril 2019

« Une véritable troisième chambre », selon un ancien conseiller ministériel, « un lieu hautement stratégique », pour une ancienne présidente de commission, « une boîte noire », d’après un fonctionnaire parlementaire, un « lieu mystérieux de pouvoir », selon l’ancien membre du Conseil constitutionnel Jean-Jacques Hyest (« La CMP, lieu mystérieux de pouvoir », Pouvoirs n° 146, sept. 2013). La commission mixte paritaire (CMP) est l’endroit où les députés et sénateurs peuvent aboutir à un compromis quand leurs assemblées ne se sont pas mises d’accord. Mais son fonctionnement reste opaque, y compris pour de nombreux acteurs de la vie parlementaire. Ni le gouvernement, ni ses conseillers, ni les collaborateurs parlementaires ne sont présents dans ce huis clos où il n’y a que sept députés, sept sénateurs, leurs suppléants et quelques fonctionnaires des deux chambres pour assister les travaux.

Une instance de compromis

La CMP se base sur le deuxième alinéa de l’article 45 de la Constitution : après une lecture dans chaque chambre (deux lectures quand le gouvernement n’a pas déclaré l’urgence), le premier ministre peut convoquer une CMP sur un projet ou une proposition de loi. Cette CMP est chargée d’aboutir à un texte de compromis. Si le compromis échoue, la navette se poursuit, le gouvernement entrant le plus souvent en procédure du dernier mot (qui permet à l’Assemblée d’imposer ses vues). Si un compromis est trouvé, le gouvernement peut l’inscrire afin qu’il soit validé par les deux chambres et ainsi adopté définitivement.

Cette procédure a été créée par la Constitution de la Ve République pour éviter le bicamérisme égalitaire de la IIIe République (où les lois devaient être votées conforme par les deux chambres) et l’exclusivité des pouvoirs donnée à l’Assemblée de la IVe (S. Bernard, La commission mixte paritaire, RFDC 2001/3). Mais députés et sénateurs ne sont pas ici égaux. En cas d’échec, les sénateurs savent que l’Assemblée imposera son texte. La procédure est alors plus longue, d’autant que le Sénat saisit souvent le Conseil constitutionnel en rétorsion. Et pour conserver quelques-uns de leurs apports, les sénateurs sont souvent prêts à céder beaucoup.

Une négociation entre députés, sénateurs et gouvernement

La CMP permet souvent « du beau travail parlementaire », selon Dominique Raimbourg, ancien président de la commission des lois, en permettant « des textes plus satisfaisants parce qu’ils naissent du compromis ». « Quand les rapporteurs sont modérés et font abstraction de leurs positions antérieures, on peut travailler à un compromis politique acceptable pour tous. Mais la base parlementaire ne l’accepte ensuite pas toujours. » D’où parfois des arbitrages qui remontent aux présidents de groupe et des compromis politiques qui aboutissent à dispositifs peu opérationnels. Avant d’être des législateurs, les parlementaires restent des politiques.

L’entente entre les présidents des deux commissions concernées est une des clés du compromis. Ce sont les rapporteurs, parfois sous le regard des présidents, qui fixent, lors de réunions préparatoires, les lignes rouges et les rédactions de compromis. C’est dans ces pré-CMP, entre rapporteurs (et avec les présidents quand le sujet est sensible) que tout se joue, chacun venant avec un long tableau indiquant ses positions. Pour aboutir, il faut souvent du temps. Et il manque parfois. Ainsi, pour la prolongation de l’état d’urgence qui suivit l’attentat de Nice, le Sénat imposa en une journée de nombreux articles sur le terrorisme, rejetés dans un autre texte deux mois avant. Mais les choses furent calées lors d’un dîner juste avant.

Tout autant qu’un compromis entre députés et sénateurs, la CMP est parfois l’occasion d’un rapport de force au sein de la majorité. Comme l’indique Dominique Raimbourg, « la CMP peut être l’occasion de régler un désaccord entre une majorité et son gouvernement ou un désaccord au sein même de la majorité ». Il arrive ainsi que les parlementaires s’entendent pour inclure certains articles que le gouvernement ne souhaitait pas. Ou que des présidents s’accordent sur un échec, quand le gouvernement voulait pousser à l’accord, quitte à sacrifier des articles importants pour les députés.

De la stratégie en négociation

C’est le président de la commission de l’assemblée qui accueille qui préside. Présider est primordial et permet de favoriser le compromis ou au contraire de constater hâtivement son impossibilité. Le président peut décider de commencer la discussion dans l’ordre du texte ou au contraire par les points durs de désaccord. Ce choix est donc stratégique et certains présidents à l’Assemblée n’hésitent pas à manœuvrer à l’avance pour présider les CMP qu’ils jugent importantes.

Depuis 2009, chaque assemblée envoie quatre représentants de sa majorité et trois de son opposition et leurs suppléants (seuls les titulaires votent). Au Sénat, où les commissions sont plus puissantes, les représentants sont désignés par la commission permanente qui suit le texte. À l’Assemblée nationale, ce sont les groupes politiques. Au groupe LREM, le choix se fait entre la présidence du groupe (Gilles Le Gendre) et les Whips. Mais sous la précédente mandature, au groupe socialiste, c’était le président de commission qui choisissait les représentants de la majorité lors d’une réunion entre commissaires de son groupe.

Une désignation stratégique, comme nous l’explique l’ancienne présidente socialiste de la commission des affaires sociales Catherine Lemorton : « En voyant la composition de la commission mixte, le gouvernement comprenait qu’il n’aurait pas la main ». Sur la loi sur l’université aux Antilles, le rapporteur fut même évincé pour éviter un compromis avec le Sénat.

Chaque délégation doit représenter sa chambre et chacun évite de dépasser ses lignes rouges. En effet, le compromis de la CMP doit ensuite être accepté par chaque assemblée et par le gouvernement. Le gouvernement peut en effet refuser de déposer les conclusions (ce qu’il a fait en 1992 sur une loi sur la responsabilité du fait des produits défectueux). Et les chambres peuvent rejeter le compromis. Dans ce cas, la navette reprend, y compris avec une procédure du dernier mot.

Échouer la commission mixte paritaire pour faire aboutir un texte

Il y a eu plus d’une cinquantaine de compromis de CMP rejetés depuis le début de la Ve République, selon les données fournies par l’Assemblée nationale. Mais ces rejets sont devenus rares depuis les années 1990. Outre Hadopi en 2009, le seul texte dont les conclusions furent rejetées depuis 1993 fut une proposition de loi sur la protection de l’identité (2012) : en CMP, les députés UMP s’étaient retrouvés mis en minorité par les sénateurs, alors que tous savaient le compromis inacceptable pour le gouvernement.

Pour ce dernier, il est aussi possible d’amender le texte de compromis lors de la lecture des conclusions. Mais les mêmes amendements doivent être adoptés à l’Assemblée et au Sénat, sinon c’est l’échec. Dans les faits, rares sont les moments où des amendements majeurs sont discutés après la CMP. L’un des derniers exemples est la réforme pénale de Christiane Taubira, où, devant les risques d’inconstitutionnalité, le gouvernement avait tenté de supprimer plusieurs dispositions. En vain.

Normalement, quand la composition de la CMP risque d’aboutir à un texte inacceptable pour l’une des deux chambres, les parlementaires s’abstiennent d’adopter un compromis. Une situation qui pèse sur le groupe En Marche. Alors qu’historiquement les majorités de l’Assemblée et du Sénat étaient alignées ou respectaient un équilibre gauche-droite, le groupe LREM au Sénat est rachitique. Conséquence, les députés En Marche se retrouvent souvent minoritaires en CMP. Les choses doivent donc être totalement calées en amont, afin d’éviter un compromis inenvisageable pour l’Assemblée. Comme l’indique la présidente de la commission des lois Yaël Braun-Pivet, « le résultat final n’est jamais aléatoire : je ne rentre jamais dans une CMP sans en connaître l’issue. Car le texte doit au final être approuvé par les deux chambres ».

Une contrainte qui réduit considérablement la marge de manœuvre des parlementaires. Impossible d’avoir des CMP avec plusieurs votes contradictoires avant d’aboutir à un compromis comme sur le conseiller territorial en 2010 ou une commission qui échoue en plein milieu des discussions. Ces cas étaient déjà devenus rares : le parlementarisme moderne n’aime pas l’incertitude. Et quand Assemblée et Sénat sont très clivés, les compromis sur les textes à fort enjeu politique sont quasi impossibles.

L’œil du public et du gouvernement

Officiellement, le gouvernement qui convoque la quasi-totalité des CMP est absent de ce huis clos. Mais il ne résiste que rarement à la tentation de s’immiscer afin de s’assurer que les parlementaires ne s’entendent pas dans son dos. Au début de la Ve République, certaines CMP ont auditionné des ministres. Il est même arrivé, plus récemment, lorsqu’Assemblée et Sénat étaient du même bord, que les rencontres préparatoires se fassent avec le gouvernement. Aujourd’hui, sa présence est plus discrète. Parfois, les portables de certains députés proches des ministres chauffent en pleine réunion, au plus grand agacement des sénateurs.

Reste qu’avec la nouvelle mandature, le poids du gouvernement s’est renforcé. C’est bien lui qui fixe les lignes rouges, comme nous l’ont indiqué plusieurs hauts fonctionnaires au Parlement et au gouvernement. Selon un habitué du Sénat : « avec LREM, lors des pré-CMP, on a l’impression de négocier avec la mauvaise personne. Les rapporteurs doivent systématiquement en référer par téléphone avant de donner un accord ».

Mais il n’y a pas que le gouvernement qui soit exclu des CMP : le regard du public est absent. Seul un compte rendu (de plus en plus détaillé) est disponible mais il n’y a pas de retransmission vidéo. Un huis clos critiqué d’autant que le compromis et la vitesse ne permettent pas des textes parfaits. Ainsi, dans la loi NOTRE, l’article sur le transfert des ports aux départements est calé sur le département de la Manche, celui du président Philippe Bas, qui par sa connaissance du sujet a pu imposer un compromis lors de la longue réunion de la CMP.

Les parlementaires tiennent à préserver cet espace de discussion à l’abri. À l’unisson de la plupart de ses collègues, Yaël Braun-Pivet note que « la publicité pourrait nuire à la capacité de compromis et aux échanges que l’on pourrait avoir ». Mais, pour son prédécesseur Dominique Raimbourg, « la mécanique elle-même pose problème. Quand un texte est étudié en urgence, la première chambre n’a pas l’occasion de se pencher sur les modifications effectuées par la seconde et le texte est fait à quatorze. On ira vers une publicité ».

Les règles de la commission mixte paritaire

Une partie de règles de la CMP sont dans les règlements des assemblées (RAN, art. 110, RS, art. 70), d’autres relèvent de traditions. Cette souplesse permet à l’instance de s’adapter aux évolutions politiques. Les CMP ont lieu alternativement à l’Assemblée et au Sénat, avec quelques aménagements pour éviter de surcharger certaines assemblées ou au contraire la concomitance de plusieurs petites CMP. Pour la tenue des débats, le règlement qui s’applique est celui de l’assemblée qui accueille. Seuls les titulaires votent et il ne peut pas y avoir d’accord partiel.

Seuls les articles non votés conformes sont étudiés. Normalement, la base de discussion de la CMP est le texte adopté par la dernière assemblée saisie et fait l’objet d’un examen article par article, mais d’autres solutions sont parfois proposées en vue de faciliter un accord.

Il n’y a pas de droit d’amendement. Il n’y a d’ailleurs pas formellement d’amendement, mais des propositions de rédaction. Toutefois, les règles de recevabilité s’appliquent (pas de cavalier législatif, d’articles nouveaux ou de charge pour les finances publiques) et c’est au président d’en être juge. Dans les faits, ce contrôle est laxiste. Ainsi ont été adoptés des amendements ayant une incidence financière forte dans une loi sur l’outre-mer ou des articles totalement nouveaux introduits trois jours après une censure du Conseil constitutionnel sur la consultation habituelle des sites.