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De la disproportion manifeste du cautionnement

La chambre commerciale considère que la disproportion manifeste du cautionnement aux biens et revenus de la caution suppose que cette dernière se trouve, lorsqu’elle s’engage, dans l’impossibilité manifeste de faire face à son obligation avec ses biens et revenus.

par Jean-Denis Pellierle 8 mars 2018

La proportionnalité est devenue une exigence classique en matière de cautionnement, en particulier à l’égard de la caution personne physique s’engageant envers un créancier professionnel, qui peut espérer voir son engagement neutralisé s’il est disproportionné à ses biens et revenus (V., à ce sujet, M. Bourassin et V. Brémond, Droit des sûretés, 6e éd., Sirey, 2017, nos 268 s.). Encore faut-il que la disproportion soit manifeste, comme le rappelle l’arrêt sous commentaire.

En l’espèce, une banque avait consenti à une société un prêt de 500 000 € remboursable en 48 mensualités de 12 000,98 €. Par un acte du même jour, le président de cette société s’est rendu caution solidaire de celle-ci à concurrence de 260 000 €. La société ayant par la suite fait l’objet d’une procédure de sauvegarde, puis d’un redressement et d’une liquidation judiciaires, la banque a assigné en paiement la caution, qui lui a opposé la disproportion de son cautionnement.

Les juges du fond (Versailles, 30 juin 2016, n° 14/08091), après avoir relevé que la caution disposait d’un patrimoine d’environ 290 000 € selon la fiche de renseignement qu’elle a établie en vue de l’obtention d’un encours de trésorerie souscrit onze mois avant son engagement de caution, ont estimé que celui-ci était manifestement disproportionné, étant pratiquement du montant de son patrimoine et ses revenus mensuels étant grevés du remboursement de cet encours de trésorerie et du solde d’un prêt immobilier.

L’arrêt est cassé, au visa de l’article L. 341-4, devenu L. 332-1 et L. 343-4 du code de la consommation : « Qu’en se déterminant par de tels motifs impropres à établir la disproportion manifeste du cautionnement aux biens et revenus de la caution au jour où il a été souscrit, laquelle suppose que la caution se trouve, lorsqu’elle le souscrit, dans l’impossibilité manifeste de faire face à un tel engagement avec ses biens et revenus, la cour d’appel a privé sa décision de base légale ».

On sait qu’en vertu des articles L. 332-1 et L. 343-3 du code de la consommation, dans leur rédaction issue de l’ordonnance du 14 mars 2016 (anc. art. L. 341-4), « Un créancier professionnel ne peut se prévaloir d’un contrat de cautionnement conclu par une personne physique dont l’engagement était, lors de sa conclusion, manifestement disproportionné à ses biens et revenus, à moins que le patrimoine de cette caution, au moment où celle-ci est appelée, ne lui permette de faire face à son obligation » (sur ce mécanisme, v. C. Atias, Propos sur l’article L. 341-4 du code de la consommation. L’impossibilité de se prévaloir du bénéfice d’un engagement valable, D. 2003. 2620 ).

La tentation d’invoquer ce « bénéfice de proportionnalité » (pour l’emploi de cette expression ou de celle de « bénéfice de disproportion », v. A.-S. Barthez et D. Houtcieff, Traité de droit civil, dir. J. Ghestin, Les sûretés personnelles, LGDJ, 2010, nos 1180 s., spéc. n° 1186) est d’autant plus grande que, contrairement à l’obligation de mise en garde, il ne nécessite pas que la caution soit avertie (Com. 10 juill. 2012, n° 11-16.355 : « le caractère averti de la caution est indifférent pour l’application de ce texte ») et échappe en outre à la prescription (Civ. 1re, 31 janv. 2018, n° 16-24.092, D. 2018. 292 ). On comprend donc que les dirigeants de sociétés, entre autres, l’invoquent très souvent, d’autant plus que la Cour de cassation a pu encourager ce moyen de défense en laissant aux juges du fond le soin d’apprécier souverainement la disproportion (V., à ce sujet, M. Bourassin et V. Brémond, op. cit., n° 276) et, surtout, en ne se référant pas toujours au caractère manifeste de la disproportion (V., en ce sens, L. Aynès et P. Crocq, Les sûretés. La publicité foncière, 11e éd., LGDJ, 2017, n° 294, p. 176, ad notam n° 207). Telle n’est pas la perspective du présent arrêt : en l’occurrence, la Cour régulatrice vise bien la « disproportion manifeste du cautionnement » (V. égal. Com. 15 nov. 2017, n° 16-10.504, D. 2018. 392 , note M.-P. Dumont-Lefrand ; AJ Contrat 2018. 93, et les obs. ) et donne même un critère pour apprécier celle-ci : la caution doit se trouver, lorsqu’elle souscrit son engagement, dans l’impossibilité manifeste d’y faire face avec ses biens et revenus (comp. P. Simler, Cautionnement. Garanties autonomes. Garanties indemnitaires, 5e éd., LexisNexis 2015, n° 886 : « La jurisprudence considère qu’il y a disproportion manifeste dès lors que l’engagement de la caution, même modeste, est de nature à la priver du minimum vital nécessaire à ses besoins et à ceux des personnes qui sont à sa charge »). En d’autres termes, la disproportion doit « crever les yeux » (A.-S. Barthez et D. Houtcieff, op. cit., n° 1201).

À s’en tenir à ce critère, force est de constater que le patrimoine de la caution était, en l’occurrence, suffisant à satisfaire à son engagement. On soulignera tout de même que ce dernier représentait près de 90 % de ce patrimoine, ce qui est loin d’être négligeable !

De plus, l’arrêt rendu par la cour d’appel de Versailles le 30 juin 2016 révèle que la caution était par ailleurs endettée de manière considérable. On peut donc considérer que la solution est assez rigoureuse. Elle s’inscrit très certainement dans un mouvement de renforcement de l’efficacité du cautionnement.

Tel est également l’objectif, sur ce point, de l’avant-projet de réforme du droit des sûretés sous l’égide de l’Association Henri Capitant, dont l’article 2301 prévoit que « Le cautionnement souscrit par une personne physique est réductible s’il était, lors de sa conclusion, manifestement disproportionné aux revenus et au patrimoine de la caution, à moins que celle-ci, au moment où elle est appelée, ne soit en mesure de faire face à son obligation » (le commentaire de ce texte par les auteurs de l’avant-projet indique notamment que « La sanction est la réductibilité de l’engagement, et non plus son inefficacité pure et simple ("ne peut se prévaloir", dispose le texte actuel). La sanction actuelle se traduit par des conséquences étonnantes et difficilement justifiables, des cautions ayant un patrimoine important se voyant déchargées purement et simplement parce que leur engagement était encore plus élevé que ce patrimoine ; la réductibilité est aussi de nature à atténuer très sensiblement les différences considérables d’appréciation de la disproportion manifeste selon les juridictions » (rappr. L. Andreu et J.-D. Pellier, Les sûretés personnelles et la réforme du droit des obligations, in Les contrats spéciaux et la réforme du droit des obligations, 2017, LGDJ, Institut universitaire Varenne, p. 499, spéc. n° 29. Comp. M. Bourassin, La rationalisation du droit du cautionnement, RD banc. et fin., janv. 2016. Dossier 3, spéc. n° 18, prônant l’extension de cette règle à l’ensemble des sûretés personnelles, « quelles que soient la qualité et les activités du créancier et du garant »).