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Djihad en famille : Karim, fils pieux qui a vite déchanté

Un père et son fils sont jugés par la 16e chambre correctionnelle pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d’actes de terrorisme. Revenus en 2015 d’un séjour de 18 mois en zone de guerre, ils avaient un temps été soupçonné de préparer un attentat en France.

par Julien Mucchiellile 27 septembre 2018

« Le dossier commence comme ça, par M. Ryad B… qui vient signaler au commissariat, le 9 avril 2013, la disparition de son fils Anass. » L’audience de la 16e chambre correctionnelle, jeudi 27 septembre, débute ainsi : par l’évocation d’un mort. C’est souvent comme cela, lorsqu’un tribunal juge des « revenants » : tous ne sont pas revenus. Anass B… est réputé mort en zone de guerre, parmi les djihadistes, mais, dans le doute, la justice antiterroriste le juge aux côtés des vivants.

Dans le box, en chair et en os : Karim S…, 23 ans, ancien étudiant studieux, fils de Lofti S…, 50 ans, ingénieur brillant, docteur en informatique, « fou extrémiste dans la pratique de sa religion », dit la mère de Karim. Ils sont prévenus d’association de malfaiteurs en vue de la préparation d’actes de terrorisme, à Ermont et Franconville (Val d’Oise), en Irak et en Syrie, entre octobre 2013 et mai 2015. Le petit frère de Karim et fils de Lofti, 15 ans en 2013, sera jugé pour les mêmes faits par le tribunal pour enfants, au mois d’octobre.

La longue évocation du cas d’Anass B… n’est pas sans rapport avec le cas de Karim S…. Les deux jeunes hommes étaient très proches. « Nous avions l’habitude de nous retrouver à la gare d’Ermont, nous prenions le train et organisions nos activités du week-end. En général, nous étions quatre ou cinq, mais cette fois-ci il n’y avait que nous deux. C’est à ce moment-là qu’Anass a dit que ce serait, pour lui, un train sans retour. Qu’il allait partir en Syrie. Je n’y ai pas prêté attention tout de suite, pour moi, c’était farfelu. Il a expliqué, il a insisté, on a fait le changement, direction Orly. J’ai vu que, finalement, il paraissait sérieux. Mais il n’avait pas d’affaires, il ne semblait pas préparé pour un long voyage, je me suis dit qu’il rentrerait plus tard et je me suis éclipsé. Le soir, sa mère m’appelle et me dit : “Anass n’est pas rentré” ». La mère d’Anass a rappelé plusieurs fois. Son fils était vraiment parti.

Karim pratique sa religion avec rigueur et discrétion. Au lycée, ceux qui le fréquentaient pensaient que c’était lui qui avait instillé dans la tête d’Anass ces idées de djihad. Mais à écouter Karim S… expliquer l’adolescent qu’il était, la présidente du tribunal ne se trouve pas confrontée à un olibrius assoiffé de violence, désorienté et marginal, en quête de sensations et de treillis. « Mais alors, qu’est-ce qui fait que vous avez envie de le rejoindre ? » Karim S… converse par mail avec Anass. Ce dernier évoque sa vie sur place et, en quelque sorte, partage la joie qu’il ressent de se sentir utile pour des frères meurtris.

« De mon côté, je me suis beaucoup plus intéressé à la situation en Syrie. Plus je scrutais les informations, plus j’avais de nouvelles d’Anass, plus j’avais envie de le rejoindre. J’avais de l’empathie pour le peuple syrien. – Mais alors, pourquoi, dans ce cas, ne pas se tourner vers une organisation humanitaire ? Dans chaque dossier, naïvement, le tribunal se pose cette question. – À ce moment, ça ne me vient pas à l’esprit. Les seules infos que j’ai en tapant “Syrie” dans Google, c’est des vidéos de guerre. »

Il poursuit : « Ma mère n’a pas senti les choses, mon père, lui, a senti que j’étais intéressé. Il sait comment pirater un ordinateur à distance, mais il vous expliquera ça mieux que moi ». Et subitement, son père annonce leur départ. « Vous tombez pas de l’armoire quand votre père vous dit qu’il part en Syrie pour récupérer Anass ? » La situation est confuse. Lofti est décidé à ramener son ami à Karim – mais il s’expliquera là-dessus. Le père voulait partir trois jours. « Pour ma part, je veux m’y installer définitivement », dit Karim. Il ne dit rien, son père se charge de la logistique. L’occasion fait le larron, et ils partent à trois en Turquie – servant à la mère un voyage à Amsterdam chez la sœur de Lofti.

« Vous ne combattez pas ? – Non, pas du tout. »

Paris, Istanbul, est de la Turquie, Raqqa. La mère écrit à Karim qui lui répond : « Nous sommes partis là-bas car c’est une obligation. Nous savons que c’est très dur pour toi, mais tu dois rester patiente et trouver refuge dans la religion. » C’est le 23 octobre 2013, ils sont à Raqqa. Leur but est de rejoindre Anass B…. Lofti S… veut le ramener en France, Karim S… veut s’établir. Ils ont rejoint une faction du groupe Ahrar al Sham, dirigée par un certain Abou Jaber, ancien cadre d’Al-Qaïda. Ils suivent le groupe vers la ville de Meskhana, les deux frères sont capturés par l’EEIL (devenu l’État islamique) et libérés quelques jours plus tard grâce au père. Ils intègrent l’organisation terroriste.

« Qu’est-ce que vous faites ? – On fait des petits travaux. – Vous ne combattez pas ? – Non, pas du tout. Tout est très organisé, vous avez un rôle bien défini. Moi, je n’avais pas de compétences particulières », répond Karim B… à la présidente.

Sur la vie là-bas, son discours est lisse et fuyant. Il vivote et ne s’y plaît pas : « J’ai vite déchanté. On voit des vidéos de propagande dans lesquelles la population appelle à l’aide. En fait, ils ne sont pas du tout contents de nous voir. Et l’État islamique, leur idéologie et les exactions qu’ils commettent, c’était dur. Et les bombardements. – Mais alors pourquoi ne pas rentrer ? – On ne quitte pas l’État islamique comme on va acheter du pain », répond Karim B….

Il se trouve que Lofti B…, l’ingénieur surdoué, avait pris quelques responsabilités au sein de l’EI et avait rétabli le réseau GSM dans la ville de Raqqa. Par un malheureux hasard, cela a permis aux forces du régime d’appeler des renforts qui ont pu lancer une attaque blessant Abou Bakr Al-Baghdadi, le calife. Lofti passe sept mois en prison. « Mais il vous racontera ça mieux que moi », élude son fils.

Lofti racontera également comment il a pu quitter Raqqa, puis la Syrie. Ils sont arrêtés en Turquie, expulsés vers Paris. Sur eux, les policiers retrouvent 12 000 € en plusieurs devises, ce qui est peu commun (les « revenants » reviennent sans le sou), des ordinateurs remplis de propagandes, des simulateurs de vol, des notices de pilotage et la géolocalisation de la tour Eiffel. La présidente a eu beau avertir la presse, en nombre dans la salle, annonçant : « Je voudrais indiquer tout de suite que ce n’est pas ce qui va concentrer nos débats », cette panoplie intrigue et la préparation d’un attentat est une idée qui habite l’esprit des enquêteurs. Karim B…, lui, répond de manière évasive : il adore tous les jeux de simulation et son ordinateur a servi à stocker une multitude de fichiers, qui transitaient de clés USB en disques durs.

« Quel est votre état d’esprit quand vous rentrez ? – J’étais heureux, d’être entier et d’être en France. » Une assesseure l’interroge : « Seriez-vous parti si votre père ne vous avait pas emmené ? » Il hésite. « Je ne pense pas, c’était un fantasme. – Est-ce que vous lui en voulez, à votre père ? » Il dit que non. Lofti B… se lève et, dans le box, prend place devant le micro.

Suite et fin du procès, ce vendredi 28 septembre.