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Jet de pavé par un CRS : « C’est un geste stratégique »

Trois mois de prison avec sursis ont été requis à l’encontre d’un CRS pour violences volontaires sans ITT, en l’espèce pour un jet de pavé. C’est le premier fonctionnaire de police jugé dans le cadre d’une manifestation où figuraient des gilets jaunes.

par Julien Mucchiellile 25 novembre 2019

Événement, ce jeudi 21 novembre à la 10e chambre correctionnelle de Paris : le prévenu est CRS. Il s‘agit de Tayeb C…, 44 ans, râblé fonctionnaire bien mis à l’accent toulousain, la tête basse sur sa chaise, qui a jeté un pavé lors de la manifestation du premier mai. Il défend son geste (« à l’instant T, le geste qu’il fallait faire »), qui lui vaut de comparaître pour violences volontaires, sans ITT, car le pavé n’a atteint personne, de fait le banc des parties civiles est vide.

Les jets de pavés n’ont pas tous la même portée : tout est fonction de qui le lance, comment il le lance, dans quel contexte. C’est le contexte qui occupe les débats. « C’était des scènes de guérilla, l’ambiance était extrêmement tendue, les manifestants étaient très agressifs », commence Tayeb C… à la barre. Il relate : ce 1er mai, il aurait dû être en repos, mais sa mission a été prolongée pour renforcer les dispositifs de maintien de l’ordre du défilé de la fête du Travail. Le président : « Comment avez-vous vécu ce prolongement de mission ? » « On l’a mal vécu, mais on ne peut pas se permettre de ne pas faire nos missions, on a signé pour être CRS », dit Tayeb, qui, après dix ans en commissariat, a intégré les CRS en 2014 pour « l’esprit de cohésion » qui y règne.

La cohésion des hommes de la CRS n° 27, compagnie à laquelle appartient Tayeb C…, a été mise à l’épreuve des assauts des black blocks. Que font-ils ? Le président voudrait avoir la vision du policier : « ils agissent en groupe pour s’en prendre aux forces de l’ordre et dégrader le mobilier urbain ». Malins et organisés, les casseurs savent décamper au bon moment, se fondre dans la masse, changer de tenue pour se camoufler, et ainsi échapper à l’interpellation.

Mais il n’y a pas qu’eux. Des manifestants non vêtus des oripeaux de la révolution, en « civil », canardent les CRS et sèment la pagaille sur leur passage. La compagnie compte plusieurs blessés dans ses rangs. Les pavés volent, boulevard de l’Hôpital, en face de la Pitié-Salpêtrière, ce 1er mai 2019 : une giboulée de pavés lancés par des manifestants, qui s‘écrasent au hasard sur la chaussée, dans les nuages de fumigènes, alors que, tout autour, les bruits d’explosions retentissent, le mobilier urbain est saccagé, les barricades flambent ; les forces de l’ordre chargent, les casseurs détalent, et vice versa. C’est le grand chambardement du 1er mai, dont le traditionnel cortège, cette année, s’était aussi paré de jaune. Les tensions hebdomadaires entre « gilets jaunes » et forces de l’ordre ont scellé la discorde entre manifestants et CRS.

Il fait 30 degrés, l’équipement de protection est une étuve, l’épuisement et la nervosité accablent les forces du maintien de l’ordre. « On est arrivés dans un esprit républicain et pas revanchard, et tout de suite, on a été attaqués. C’était un mélange des personnes qui vous insultent et crachent leur haine de l’État, et les blacks blocs qui nous attaquent », résume le capitaine de la CRS n° 27, qui commandait trois compagnies ce jour-là. L’homme narre avec gravité les événements de ce jour : « Après six heures trente de combat, car c’était un combat, Monsieur le Président, je me suis effondré [aux côtés de Tayeb C…] » Il est 16h47, une grosse pierre – les vidéos sont visionnées à l’audience – frappe le capitaine à la tête – casquée. Il tombe, inconscient. Tayeb C… est déstabilisé. Il tente d’interpeller celui qui a jeté le pavé mais, lesté de sa carapace, il est repoussé par l’homme. Les images montrent ensuite l’évacuation du capitaine sur une civière, qui aurait soufflé à ses hommes de se désengager, car ils n’étaient plus en mesure, selon lui, de faire face aux violences.

Cela tourneboule Tayeb C… « Notre capitaine était sérieusement blessé, c’est notre officier, c’est le boss, on est en tension parce que ça bouge de partout. » Cinquante minutes plus tard, Tayeb C… se tient aux côtés d’un collègue qui reçoit un projectile dans l’omoplate. Il n’est pas vraiment blessé, mais Tayeb C… veut le mettre à l’abri. La vidéo montre les trottoirs et la contre-allée du boulevard de l’Hôpital, la caméra est sur le même trottoir. Et, à 17h39, Tayeb C… ramasse un pavé et le lance derrière des buissons, vers la chaussée. « Je me saisis d’un pavé, je le renvoie vers une zone neutre.

— C’est quoi, pour vous, une zone neutre ?

— Un endroit où il n’y a personne.

— On a l’impression que c’est contradictoire avec la présence d’une foule.

— J’ai fait ce geste pour me donner le temps de reprendre le collègue en main et partir avec lui, aller nous réfugier dans une armoire électrique. C’est un geste stratégique.

— Qu’est-ce que vous espériez avec ce geste ?

— Mettre une distance de sécurité entre moi et les individus.

— À quelle distance sont-ils ?

— Environ 8 mètres. »

Le président fait remarquer que des collègues en avant assuraient une ligne de protection, mais il y a « la théorie et la pratique », disent les policiers, sous-entendant que, dans les faits, ils ne protégeaient pas grand-chose. Le président demande si le jet de pavé ou de tout autre objet non réglementaire (car le pavé n’est pas en dotation chez les CRS) est prévu par la doctrine du maintien de l’ordre, le prévenu répond qu’il y a la théorie et la pratique. En somme, acculé, le policier a usé des moyens du bord pour se tirer d’un mauvais pas. C’est un « réflexe de défense ».

Le président dit : « on sait qu’on a le temps qu’il faut, dans cette salle d’audience, nous avons de la lumière et de l’air à respirer, de la sérénité pour juger des faits pour lesquels vous n’avez eu qu’une fraction de seconde de réflexion ». Il ajoute : « On comprend mal la compatibilité entre un tir réflexe et le fait de viser une zone vide ». Ce qu’il faut retenir de la défense de Tayeb C…, c’est qu’il n’a visé personne.

Ce qu’il faut retenir du réquisitoire de la procureure, c’est « qu’il suffit d’adopter un geste ou un comportement qui peut occasionner des blessures graves ». Or « le jet de pavé pouvait en toute logique retomber sur l’un des membres du cortège » et la procureure estime que cette violence n’était pas légitime. Elle demande trois mois de prison avec sursis (« une réponse équilibrée »). En défense de Tayeb C…, maître Laurent Boguet se moque du « jet de pavé minable » et explique que « l’élément intentionnel ne peut pas être déduit du fait qu’on se saisisse d’un pavé, mais de ce qu’on en fait », un jet minable qui s’achève derrière un buisson. Il demande la relaxe et, à défaut, la non-inscription de la condamnation au Bulletin n° 2.

Décision le 19 décembre, annonce le président, après avoir rappelé que la tâche du tribunal sera rude. La salle se vide, un brouhaha émane du fond, une jeune fille s’énerve contre une policière qui lui demandait un peu rudement de quitter la salle : « Elle va faire quoi, elle va me jeter un pavé ? », puis elle claque des talons.