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Procès France Télécom : « Les risques psychosociaux, c’était un concept nouveau »

Mardi 18 juin, le tribunal a évoqué les nombreux rapports d’alertes des médecins du travail qui, entre 2006 et 2009 (la période de prévention), ont mis à jour d’un état de souffrance psychique avancé des salariés de France Télécom, qu’ils ont clairement relié aux politiques de réorganisations.

par Julien Mucchiellile 19 juin 2019

Lorsqu’il était directeur territorial de la région Est à France Télécom, de 2006 à mi-2008, le prévenu Jacques Moulin n’avait pas la volonté « de ne pas écouter les médecins du travail », affirme-t-il aujourd’hui à la barre du tribunal correctionnel de Paris. Il déplore même qu’il existait, en Bourgogne (qui faisait partie de sa direction), une « situation de désertification médicale » mais, en 2007, le rapport qui lui est remis par les quatre médecins du travail qui dépendent de sa direction, et qui porte sur l’année 2006, est inquiétant. Les médecins notent un mal-être chez les salariés, qu’ils relient directement aux réorganisations de l’entreprise. « La fin du “congé de fin de carrière” avec la perspective de travailler encore cinq ou dix ans dans cette entreprise qui subit une telle mutation, les angoisses, au lieu de les motiver, a tendance à les démotiver », ils parlent des salariés.

En termes éloquents, ils écrivent : « La notion de qualité vue par les salariés n’est pas celle de l’entreprise (qui parle en termes de productivité, de rentabilité) ; pour les salariés, il s’agit de beauté de leur travail, de fierté à réussir leur travail, comme un ébéniste qui caresse son œuvre. » Et encore : « Le sentiment de souffrance des salariés relève de leurs difficultés à admettre l’abandon de cette beauté, à bafouer leurs valeurs morales, à ressentir un contrôle permanent à travers les contraintes des objectifs et les procédures de travail très structurées », la présidente lit cela à l’audience. « Le risque de basculer dans la maladie est d’autant plus important que le salarié soumis à de fortes exigences ne dispose pas d’espaces d’expression », qui lui permettraient d’« agir comme un humain et non comme un rouage appartenant à une machine », est-il encore écrit.

D’une année sur l’autre, d’une région à l’autre (il y en a huit), les médecins du travail rédigent des rapports terrifiants, sur le mal-être psychique des salariés de France Télécom. Pour l’année 2008, les médecins de la direction territoriale sud-est, après avoir décrit dans les mêmes termes (« risques d’actes auto et hétéro agressifs ») les souffrances observées chez les salariés, concluent : « Cette analyse pose la question incontournable de la responsabilité organisationnelle dans la souffrance au travail individualisée des salariés au sein de France Télécom. »

Pour l’année 2009, il est écrit que les visites médicales, effectuées à la demande de l’employeur, ont augmenté de 24 % par rapport à 2008, de 100 % par rapport à 2007. « Cette très forte sollicitation soulignée par la majorité des médecins est une image claire de l’inquiétude de nombreux managers face aux signaux observés chez les salariés. Il est probablement significatif que la plus forte augmentation ait eu lieu antérieurement aux manifestations les plus visibles de la crise sociale. »

« Le bouc émissaire de quoi ? »

Le docteur Camille N… a coordonné les médecins du travail de France Télécom du 20 octobre 2006 à décembre 2009. Elle a contribué à la mise en place des cellules d’écoute, au dernier trimestre 2007. Dix-sept médecins ont été engagés en permanence au niveau des neuf cellules d’écoute et d’accompagnement, sur les huit directions territoriales. « Le contexte était très difficile en ce temps-là, les risques psychosociaux, c’était un concept nouveau et, dans l’entreprise, il n’y avait pas de prévention primaire structurée. »

C’est le parquet, peu disert à l’audience, qui a fait cité le Dr Camille N…, dont il a été dit dans la presse, en 2010, qu’elle avait été remerciée par la direction. Ce dernier point la déstabilise. Elle semble vouloir « remettre les choses au clair : je suis partie volontairement, je n’ai pas été remerciée », comme l’affirmait un article du Parisien. « Il fallait bien un bouc émissaire, le rôle de médecin coordinateur n’était pas facile, je faisais l’objet de critiques de toutes parts », répète-t-elle, mais « le bouc émissaire de quoi ? », relance la présidente, qui semble s’agacer des atermoiements du témoin, incapable de relater ce qui l’ébranle. « Le bouc émissaire de quoi ? Je sais que c’est compliqué pour vous d’être là aujourd’hui. » La témoin pleure soudain bruyamment, tandis qu’Olivier Barberot, qui se tenait debout prêt à intervenir, s’avance à la barre, pour produire « un mail qui date du 28 mai 2009, de Camille N… », qui informe ses collègues de son départ, qui se fait, à l’évidence, par sa propre volonté. « À l’époque, dit Olivier Barberot, on pouvait imaginer qu’elle avait sa responsabilité dans le déclenchement de la crise, en ne relayant pas les rapports de ses collègues. C’est ignoble », dit-il. La procureure semble au contraire soutenir que la direction souhaitait son départ du poste de coordinateur, comme s’il la rendait responsable de la situation. Mais l’audience ne permettra pas de lever le doute sur ce point ni, en outre, sur l’intérêt de l’accusation à faire citer ce témoin.

Avant de suspendre, la présidente, qui interrogera les prévenus jeudi après-midi, a demandé si leur position avait varié : « Non », a répondu Louis-Pierre Wenès, qui soutient, et expliquera jeudi 20 juin au tribunal correctionnel de Paris, qu’il n’avait pas été alerté de l’ampleur de la situation, lorsque, pendant l’été 2009, l’affaire éclata.

 

 

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