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Procès Tapie : « Monsieur Sarkozy ne m’a jamais parlé de ce dossier »

par Marine Babonneaule 20 mars 2019

Le procès qui s’est ouvert le 11 mars pour détournement de fonds publics et escroquerie en bande organisée a bien du mal à confirmer ou infirmer l’une ou l’autre des préventions. Les prévenus racontent paisiblement à la barre leur version des faits sans que cette dernière ne soit sérieusement questionnée. Parallèlement, le seul arbitre renvoyé devant le tribunal est absent pour cause de maladie. Plusieurs témoins-clés manquent également à l’appel : c’est le cas de l’arbitre Jean-Denis Bredin, en raison de son âge, ou encore de l’avocat Gilles August, qui a fait valoir le respect du secret professionnel. Avec cela, le tribunal porte le procès de Christine Lagarde, sa condamnation pour « négligence ayant permis le détournement de fonds publics commis par un tiers » ou encore celle de Bernard Tapie le contraignant à rembourser les 403 millions alloués par l’arbitrage de 2008. 

Tout le monde est néanmoins d’accord sur un point : le recours à l’arbitrage pour régler – solder – le dossier Lyonnais-Adidas-Tapie était l’unique voie de sortie de cette affaire qui durait depuis quinze ans et dont l’issue judiciaire et financière était pour le moins imprévisible. Maurice Lantourne, avocat de Bernard Tapie et prévenu, a raconté avec précision les négociations précédant l’entrée en arbitrage lors de l’été 2007. Face au Consortium de réalisation (CDR), et à son avocat Gilles August, « les débats sont assez difficiles ». Le CDR, la société chargée d’apurer le passif du Crédit Lyonnais, veut plafonner le préjudice matériel. « Un exercice compliqué », raconte Maurice Lantourne. Finalement, le projet de compromis prévoit un arbitrage en droit, l’exclusion du Crédit Lyonnais dans l’arbitrage, le désistement de la quasi-totalité des instances en cours, la limitation des demandes d’indemnisation à 295 millions d’euros en qualité de liquidateurs des sociétés de Bernard Tapie et à 50 millions d’euros « en qualité de liquidateurs des époux Tapie » et la désignation conjointe des trois arbitres par les parties, Pierre Mazeaud en qualité de président, Jean-Denis Bredin et Pierre Estoup en qualité d’arbitres. Ces derniers doivent remettre aux parties une déclaration d’indépendance.

« On n’a toujours pas les détails des sommes que le Crédit Lyonnais avait encaissées »

Un élément va bloquer les discussions en octobre 2007 : celle de la contribution forfaitaire de 12 millions d’euros que le Crédit Lyonnais avait accepté de verser en 1999 en cas de condamnation dans le dossier Adidas. La banque ne veut pas les payer et oppose un niet catégorique, ce qui agace fortement l’État et Bernard Tapie. « Le CDR nous demande de renoncer à toute forme de procès mais nous explique également que si la franchise n’est pas payée, ils sortiraient de l’arbitrage, c’est absurde ! Nous serions perdants sur toute la ligne. Là, me vient une idée, celle de la substitution de l’engagement du Crédit Lyonnais par une franchise. […] Nous étions alors subrogés dans les droits du CDR à l’encontre de la banque […] Au final, on nous a demandé de rembourser 12 millions qu’on n’avait pas perçus », s’agace Me Lantourne. Bernard Tapie fera une autre concession : il renonce à percevoir directement le préjudice moral, qui servira à éponger d’éventuelles dettes que le préjudice matériel ne couvrirait pas. Comment a été évalué ce préjudice, s’étonne d’ailleurs la présidente du tribunal. « C’est un comble ! répond Maurice Lantourne. On n’a toujours pas les détails des sommes que le Crédit Lyonnais avait encaissées. On ne sait toujours pas qui était derrière les sociétés off shore qui ont racheté Adidas. Et vous me dites que je n’ai pas d’éléments pour évaluer le préjudice. J’ai le prix de vente, 2 milliards, le prix de revente de 3,4 milliards, le prix de l’introduction en Bourse et ce que le Crédit Lyonnais dit publiquement avoir touché, soit 1,6 milliards d’euros. Voilà, tous ces éléments ont servi pour établir notre préjudice ».

Le compromis d’arbitrage est signé le 16 novembre 2007. « Il y a eu cinq audiences et deux audiences de plaidoiries. […] Il y a eu quelques incidents, des débats sur des nouvelles pièces, sur la recevabilité du préjudice moral et quelques échanges assez vifs pendant les deux jours de plaidoiries. Et celui qui présidait, c’était Pierre Mazeaud. C’était lui qui dirigeait les débats », précise l’avocat comme pour déjouer les questions sur l’influence prétendue de l’un des arbitres Pierre Estoup sur la sentence arbitrale. Le 7 juillet 2008, la sentence arbitrale est rendue. Le CDR est condamné à verser 240 millions d’euros au titre du préjudice matériel (auxquels il faut ajouter les intérêts légaux) et 45 millions d’euros au titre du préjudice moral, et les frais de liquidation fixés à 8,5 millions d’euros [soit un total environ de 403 millions d’euros mais dont il faut déduire le passif dû par Bernard Tapie, soit 163 millions, et les impôts, ndlr].

« Stéphane Richard n’avait aucun pouvoir décisionnel »

C’est une déflagration politique et médiatique. Stéphane Richard, également jugé pour détournement de fonds publics, est bien placé pour le savoir. Aujourd’hui patron d’Orange, l’ex-HEC et énarque, est alors directeur de cabinet de Christine Lagarde, ministre des Finances qui a donné le go pour l’entrée en arbitrage et a validé le compromis en demandant, le 10 octobre 2007, à l’Établissement de financement et de restructuration (EPFR), unique actionnaire du CDR, de ne pas s’opposer à la décision du consortium. La justice le soupçonne d’avoir œuvré pour Nicolas Sarkozy et d’avoir convaincu la ministre de signer le compromis d’arbitrage. Stéphane Richard a des relations amicales avec Nicolas Sarkozy depuis 1995, a pour témoin de mariage l’avocat du CDR Gilles August, sa seconde épouse a travaillé au sein du cabinet de Jean-Louis Borloo dont il est devenu directeur de cabinet, il connait bien François Pérol, le secrétaire général adjoint de l’Élysée, car ils ont été trois ans à l’Inspection générale des finances. 

Un directeur de cabinet, « c’est le point de passage obligé », « c’est un peu le double du ministre ». Il a « le rôle de rouage très important pour faire fonctionner une machine complexe, c’est un rôle ingrat, sédentaire. […] Les relations avec le ministre sont des relations d’échange, d’opinion, d’avis sur les dossiers importants. […] ». Une relation « un peu fusionnelle », explique Stéphane Richard à la barre. Point important : il a en charge le secteur des participations de l’État, géré par la puissante Agence des participations de l’État (APE). « L’État a des activités capitalistiques, 100 milliards d’euros, il est un actionnaire très important des entreprises françaises ». Mais, attention, Stéphane Richard le rappelle sans cesse. « Je n’ai aucun pouvoir décisionnel, je n’ai pas l’autorité hiérarchique sur une administration ou sur une quelconque structure étatique. Le directeur de cabinet n’existe que parce qu’il y a un ministre, il est la voix du ministre ».

« Je ne veux pas que l’on puisse penser que les braves guerriers de l’APE ont tenté de sauver les meubles »

Lorsqu’il arrive à Bercy, Stéphane Richard ne connaît rien au dossier Tapie, rien de plus que ce qu’il a pu en lire dans la presse. Il le rencontre une première fois avec le ministre Jean-Louis Borloo dans les locaux annexes de Bercy, rue de Lille. « Dans la cour, je tombe sur Bernard Tapie. Jean-Louis Borloo était en retard, comme d’habitude. Nous avons discuté peu de temps. Je ne me souviens pas de la teneur de l’échange. Il est probable que l’affaire ait été évoquée ». Le président du CDR, qui comparaît aussi devant le tribunal, est venu voir le nouveau directeur de cabinet pour lui présenter les dossiers en cours. « Jean-François Rocchi m’a évidemment parlé de la saga judiciaire Adidas et de l’idée en l’air de recourir à un arbitrage ». Un simple « rendez-vous de contact » avec « du bon sens ». Les choses avancent, malgré tout. Et c’est normal, assure Stéphane Richard car dans cette affaire « l’État n’a eu à répondre qu’à une seule question : celle de s’opposer ou pas à une demande du CDR de recourir à l’arbitrage. Ce n’est pas l’État qui a demandé l’arbitrage ». Mais il fallait en finir avec ce dossier qui avait « coûté 20 milliards d’euros » à l’État. Ses interlocuteurs seront le CDR et l’APE.

Point intéressant : l’APE a toujours affirmé, par la voix de son patron de l’époque Bezard, avoir vivement déconseillé le recours à l’arbitrage. Ce n’est pas tout à fait exact, détaille Stéphane Richard. Selon lui, l’APE fustige un arbitrage sans plafond, avec un arbitre unique et sans appel. « Ce n’est pas l’arbitrage que nous avons fait justement. […] L’APE a refusé l’arbitrage pour les mauvaises raisons », cingle l’ancien directeur de cabinet. Il faut en terminer avec la complexité de la procédure, les risques pour l’État, les frais de défense (estimés par la ministre des Finances, lors de son procès, à 32 millions d’euros, ndlr). Tout s’accélère alors. Christine Lagarde valide l’idée. « Elle a toujours été en total accord, elle n’a jamais émis la moindre objection de principe ».

Le 30 juillet 2007, « je suis convoqué par téléphone interministériel par le secrétaire général de l’Élysée, Claude Guéant, qui me demande de venir le lendemain. Je trouve ahurissant qu’un juge d’instruction reproche à un directeur de cabinet d’être allé à ce rendez-vous. Je m’y rends bien évidemment. L’Élysée est le centre de vie de l’État. Dans son bureau, j’y trouve M. Guéant, M. Rocchi et M. Tapie. Il est invité à donner son point de vue et puis il s’en va. Arrivent alors François Pérol, secrétaire général adjoint de l’Élysée et Patrick Ouart, conseiller justice du président. Nous faisons un tour de table, auquel Bernard Tapie ne participe pas, et nous envisageons qu’un recours à l’arbitrage serait approprié. Rien de plus, rien de moins. J’en avise Christine Lagarde. Monsieur Sarkozy ne m’a jamais parlé de ce dossier ». Stéphane Richard transmet également la décision à l’APE et au CDR. « Je ne donne pas d’instruction, je transmets une information essentielle ». Qui décide des conditions de l’arbitrage ? L’APE ? Stéphane Richard tacle. « L’APE se donne le beau rôle, celui de l’orthodoxie. Ce n’est pas l’APE qui a fixé les conditions très précises, c’est la ministre qui a fixé les conditions que je lui ai recommandées. […] Je ne veux pas que l’on puisse penser que les braves guerriers de l’APE ont tenté de sauver les meubles ». Il l’assure, il n’est pas intervenu dans la négociation du compromis, il a simplement fixé les conditions. « Zéro intervention, je n’ai pas choisi les arbitres que je ne connais pas, je disparais jusqu’à la sentence ».

Justement, « votre réaction, lorsque la sentence est rendue ? », interroge la présidente du tribunal. « J’ai été choqué. Un point qui m’a fait tiquer, celui du préjudice moral. Comment ces trois arbitres ont-ils pu rendre un arbitrage pareil et avoir la main aussi lourde ? Tout de suite, je me suis dit, il faut un recours. […] Un élément factuel sur lequel on ne peut pas discuter, c’est la décision de ne pas faire de recours contre la sentence. Mme Lagarde a dit du début jusqu’à la fin, que c’était sa décision de juriste. […] « On a fait un arbitrage, la décision ne me plait pas, nous irons au recours uniquement s’il existe des chances sérieuses de gagner, sinon ce serait un recours dilatoire » ». Le 20 juillet, Christine Lagarde organise une réunion à Bercy avec le patron du CDR et l’avocat Gilles August. Aucune décision n’est prise. La ministre va demander une demi-douzaine d’avis de juristes, majoritairement contre un recours. « Sur cette base, continue Stéphane Richard, elle décide de ne pas exercer de recours. Mon rôle est ici égal à zéro. Je ne suis pas juriste, mon intuition était d’y aller ! ». La décision de ne pas tenter l’annulation de l’arbitrage est prise, les conseils d’administration de l’EPFR et du CDR l’acceptent.

Pendant ces longues heures d’audience, Bernard Tapie écoute, souffle, peste, grommelle, glisse quelques mots à l’oreille de son ancien avocat et sourit, aussi. Les débats se poursuivent jusqu’au 5 avril.

 

Deux versions pour un compromis
Une question reste en suspens : il y a eu deux versions du compromis d’arbitrage. Celle validée par le CDR et Christine Lagarde le 2 octobre 2007 et celle présentée par l’EPFR et homologuée par le tribunal de commerce. Lors du procès de Christine Lagarde, il en avait été longuement question car, dans le premier document, il n’était ni question de « préjudice moral » pas plus que de « préjudice matériel » au bénéfice des époux Tapie. Il s’agissait d’indemnisation envers la société GBT et le couple : « En leur qualité de liquidateurs des époux Tapie, les parties B limitent la montant de l’ensemble de leurs demandes d’indemnisation à 50 millions d’euros ». Or, dans la version du 16 novembre 2007, voici ce que l’on pouvait lire : « 2.2.1 En leur qualité de liquidateurs des sociétés GBT […] et des époux Tapie, les parties B limitent le montant de l’ensemble de leurs demandes d’indemnisation d’un préjudice matériel à 295 millions d’euros, majorés des intérêts au taux légal à compter du 30 novembre 1994. 2.2.2 En leur qualité de liquidateurs des époux Tapie, les parties B limitent le montant de l’ensemble de leurs demandes d’indemnisation d’un préjudice moral à 50 millions d’euros ». Ce qui revenait à dire qu’au titre du préjudice moral, les époux Tapie ne seront pas imposés. La présidente de la Cour de justice de la République, Martine Ract Madoux avait longuement tiqué sur ce point. Pour elle, tout s’était joué dans la nuit du 8 au 9 octobre lors d’échanges de mails entre Me Lantourne et MAugust. « Si j’avais lu “préjudice moral”, j’aurais fait quelque chose », avait déclaré Christine Lagarde, « stupéfaite » de découvrir cela une fois la sentence rendue.