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Procès Urvoas : le secret professionnel à la peine

L’ancien garde des Sceaux comparaît devant la Cour de justice de la République pour violation du secret professionnel (C. pén., art. 226-13), pour avoir transmis à un député des éléments d’une procédure judiciaire le concernant.

par Marine Babonneaule 24 septembre 2019

« Ce débat concerne le droit, son issue. C’est un singulier procès avec d’importantes répercussions sur la situation du garde des Sceaux et sur la question récurrente de l’organisation du ministère public coextensive de son statut ». Les propos du président de la cour, Jean-Baptiste Parlos, résument l’affaire qui va occuper pendant quatre jours – et peut-être pour la dernière fois, la cour étant amenée à disparaître lors d’une prochaine révision constitutionnelle – magistrats et parlementaires chargés de juger, pour ces derniers, leur ancien collègue député, Jean-Jacques Urvoas.

Il apparaît évident qu’avec un parquet indépendant, il n’y aurait peut-être pas eu d’affaire Urvoas. L’ombre de cette nécessaire indépendance a plané hier, sur la 1re chambre du tribunal. Mais ce n’est pas l’objet de cette audience. Les faits sont simples : le 5 mai 2017, c’est l’entre-deux tours de la présidentielle, le ministre de la Justice de François Hollande envoie un message à Thierry Solère, député des Hauts-de-Seine et porte-parole du candidat Fillon, dans lequel sont reproduits exactement les termes d’un rapport concernant l’affaire de fraude fiscale et trafic d’influence visant M. Solère. Ce rapport est une « FAP », une fiche d’action publique, document émanant de la Direction des affaires criminelles et des grâces, synthétisant et sélectionnant les éléments remontés par le parquet général de Versailles en charge du dossier. Élément important, c’est Jean-Jacques Urvoas qui fait la demande de cette note d’information, « en urgence » le 4 mai 2017, en plein déménagement du ministère. Le 5 décembre 2017, le procureur de la République de Nanterre, alerté par les enquêteurs de leur trouvaille, alerte le procureur général près de la Cour de cassation.

Jean-Jacques Urvoas a-t-il, en divulguant une information couverte par le secret de l’enquête et de l’instruction, violé le secret professionnel ? Était-il soumis, en tant que ministre, à ce secret ? Pour les magistrats, l’ancien garde des Sceaux a « trahi », c’est évident. Il est même question de « transgression majeure ». Catherine Denis est procureur de la République à Nanterre au moment des faits. À la barre, elle est ferme. Lorsque l’avocat général du parquet général de Versailles, Philippe Steing, lui fait savoir que la DACG, sur ordre du ministre, veut un rapport sur l’évolution de l’affaire Solère, elle s’exécute. Certes, il y a déjà eu une remontée en février 2017 et peu de choses ont bougé depuis mais c’est un ordre, « la priorité des priorités ». « On arrête de penser », dira à la barre Philippe Steing. Le contenu du document doit être « loyal », sans élément précis de procédure et sans pistes d’investigations. Et puis, « je n’en ai plus entendu parler », raconte-t-elle jusqu’à la perquisition chez Thierry Solère et l’exploitation de son téléphone. « On me montre une image émanant du téléphone de M. Urvoas qui est une copie ressemblant fort au contenu de la remontée d’informations de mai 2017 ». Or « la chaîne du secret est totale, si un élément couvert par le secret est révélé à une personne qui n’a pas à en connaître, la chaîne est rompue ». Mais la « FAP » est, selon les dires mêmes des magistrats, « expurgée » des éléments procéduraux et des données sensibles. A-t-elle alors la même valeur qu’un rapport émis par le parquet général ? « Mais ce n’est pas la forme qui compte, c’est le contenu », se raidit Philippe Steing.

À Catherine Denis, l’avocat de l’ex-ministre, Emmanuel Marsigny demande : « Vous ne vous êtes jamais demandé ce que devenaient vos informations ? ». « L’usage qui en est fait par un ministre intéresse le ministre et relève de sa responsabilité ». Le président Parlos : « Mais vous n’avez pas demandé d’explications ? ». Philippe Steing, qui « arrête tout » quand une demande de remontée lui parvient, concède du bout des lèvres qu’« il nous arrive parfois d’être étonnés et agacés de recevoir des mails sans aucune explication ».

« J’obtenais mieux et plus vite de mon cabinet ! »

Caroline Nisand, directrice adjointe assurant l’intérim au sein de la DACG au moment des faits, n’arrête pas de penser, elle. « Le ministre est autorisé à me demander ce genre d’informations, c’est le code de procédure pénale qui l’y autorise (art. 30 et 35, ndlr). Il a toute légitimité pour demander le contenu d’une affaire traitée par le parquet ». « La période électorale n’a pas attiré votre attention ? », interroge le président de la cour. « Franchement, non. Même un ministre partant gère les affaires courantes. Sa demande n’était pas illégitime ». La relance du cabinet de Jean-Jacques Urvoas ne l’étonne pas plus, « on travaille toujours dans l’urgence à la DACG ». « Est-ce que le fait de reformater le rapport du parquet opère comme un filtre, qui lèverait le secret et qui pourrait circuler librement ? ». « Non, même si c’est une synthèse d’une procédure, il s’agit d’éléments qui à mon sens sont évidemment couverts par le secret de l’enquête. (…) Il y a une chaîne de secret du début à la fin. Je ne vois pas pourquoi les informations perdraient leur caractère secret. Je suis tenue au secret, je ne concoure pourtant pas à l’instruction. La DACG agit sous l’autorité du ministre, le ministre a vocation à recevoir l’information d’une procédure et c’est dans ce cadre que les informations confidentielles lui sont transmises ». Le ministre est bien le dépositaire d’une information à caractère secret. Le garde des Sceaux peut-il néanmoins communiquer ces informations ? Au chef de l’État ou au Premier ministre, répond la magistrate. « A celui qui est visé par la procédure pénale ? », tente Jean-Baptiste Parlos. « Cela n’est pas envisageable ! Le fondement, c’est le secret ».

Jean-Jacques Urvoas est agacé. Le matin, il avait rappelé qu’il avait été un ministre « utile » qui avait parlé au nom d’une institution indépendante et qu’il avait toujours, pendant les seize mois de ses fonctions, défendu les intérêts de la profession. Robert Gelli l’a confirmé à la cour, Jean-Jacques Urvoas a été un garde des Sceaux « profondément honnête, toujours très respectueux des magistrats ». Mais il est agacé, cet après-midi. Il rejoint Caroline Nisand à la barre. Il la regarde dans les yeux. « Je voudrais lui demander si le raisonnement sur le secret avait déjà été tenu en ma présence ? La réponse est non ! Dans le « dossier ministre » qui m’a été remis quand j’ai été nommé garde des Sceaux, il n’y avait rien sur le secret (ce que Robert Gelli, ancien directeur des affaires criminelles et des grâces, viendra contredire à l’audience, ndlr). J’ai découvert l’existence des « FAP » lors d’un conseil de défense. (…) Je n’avais aucune connaissance du circuit de ces fiches. (…) J’ai lu ces fiches au président de la République (…) mais le ministre de l’Intérieur disait 200 % de ce que je disais ! (…) Ces « FAP » ne m’étaient d’aucune utilité, elles ne contenaient rien que je ne sache déjà. Le ministre de la justice est un paratonnerre pour les magistrats devant les parlementaires et la presse. (…) J’obtenais mieux et plus vite de mon cabinet ! (…) Je n’ai jamais considéré ces « FAP » comme une information confidentielle mais comme une information pour tous. (…) À quoi me servirait d’avoir des informations dont je n’aurai aucun usage. (…) Ces notes ne sont absolument pas classifiées. (…) Communiquer ces informations, c’est de la responsabilité du ministre, la parole relève du ministre. (…) ». Si les fiches ne servaient à rien, « je voudrais savoir pourquoi le cabinet nous en demandait de manière si fréquente », a cinglé Caroline Nisand. Plus modestement, la cour aimerait certainement savoir pourquoi Jean-Jacques Urvoas a transmis l’une de ces « FAP » à Thierry Solère.

Les débats se poursuivent jusqu’à vendredi.