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Les professions judiciaires manifestent : « le gouvernement veut supprimer l’accès au juge »

Avocats, magistrats, greffiers, fonctionnaires de greffe ont manifesté hier à Paris contre la loi de programmation de la Justice, qui doit être présentée mercredi 18 avril en conseil des ministres. Ils dénoncent la mort programmée de la justice d’instance, l’accroissement des pouvoirs du parquet sans contrepartie et la dématérialisation de la procédure civile – au détriment de l’accès au droit pour les justiciables.

par Julien Mucchiellile 11 avril 2018

Des tribuns sur un camion, une sono défaillante. Des robes noires et des robes rouges, des hermines et des greffiers : on voit par là que la « famille judiciaire est réunie » – et qu’elle est pauvre. Ceux qui la font vivre se sont réunis mercredi 11 avril, pour une manifestation s’étalant de la place du Châtelet à la place Vendôme – d’une colonne à l’autre (en passant par celle de la place des Victoires), contre la loi de la programmation de la Justice.

Difficile d’évaluer le nombre de participants. Il fallait cinq bonnes minutes pour remonter le cortège, du barreau de Bourgouin-Jallieu qui fermait la marche, aux mégaphones qui donnaient le rythme à l’avant. Selon les sources, ils étaient 5 000, peut-être 7 000 personnes – dont Henri Leclerc. C’était presque la foule de la grande manifestation pour la revalorisation de l’aide juridictionnelle, en 2014, lors de laquelle 10 000 avocats avaient été revendiqués.

La réforme est globale, le rejet est total. D’abord, la procédure pénale : « Sous prétexte d’une simplification de la procédure, ce projet contient les germes d’une modification en profondeur de la procédure pénale », explique Me Christian Saint-Palais, président de l’association des avocats pénalistes (ADAP). En matière d’enquête, les pouvoirs vont au parquet et aux policiers (sous-titre 2 du projet) : « Cela pose un problème dans la mesure où cet accroissement des pouvoirs du parquet n’est pas accompagné d’un renforcement des droits de la défense », dit Me Saint-Palais. Il perçoit dans l’intention du gouvernement une logique purement « gestionnaire » - et critique ce que l’on pourrait qualifier de cynisme de la part du ministère, qui met en avant la simplification de la procédure (qui serait contre ?), et en profite pour « brader la qualité de la justice », selon les mots de l’avocat. S’agissant des tribunaux criminels – qui jugeraient, sans jurés, les crimes punis de vingt ans de réclusion – l’avocat regrette la méthode : « Nous avons découvert cette idée dans le projet de loi sans qu’il n’y ait eu aucune discussion préalable. On peut discuter de tout sur le fond, mais il y a une façon de faire », dénonce-t-il.

« Ce sont les potentats locaux qui décideront de la répartition des contentieux »

La grande affaire des magistrats et des greffiers, c’est la réforme de la carte judiciaire « qui ne dit pas son nom, nous sommes dans un flou total, mais on a compris que les tribunaux d’instance allaient disparaître » pense Brigitte Bruneau-Berchère, greffière au tribunal de grande instance de Paris et secrétaire générale adjointe de l’Unsa Services judiciaires. Pour les manifestants, les tribunaux d’instance deviendront des chambres détachées, des murs occupés par du personnel détaché. Par ailleurs, les départements dotés de plusieurs tribunaux de grande instance n’auront qu’un seul tribunal de pleine compétence. Le reste des compétences sera réparti à la discrétion des premiers présidents de cour d’appel, en fonction des ressorts, ce qui promet une hétérogénéité dans le pays (v. Dalloz actualité, 12 avr. 2018, T. Coustet isset(node/190182) ? node/190182 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>190182 ; ibid., 11 avr. 2018, art. T. Coustet et M. Babonneau isset(node/190168) ? node/190168 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>190168). « Ce sont les potentats locaux qui décideront de la répartition des contentieux », dénonce-t-elle. Résultat : « Notre rôle va être très complexe, nous l’interface entre magistrats et justiciables : comment les orienter, si on ne sait pas où leur affaire sera jugée ? L’éclatement du contentieux, c’est très vicieux », conclut-elle.

Nul doute, pour la mobilisation, que tout cela vise à l’économie. Aurore Decquincourt (USM), vice-président à Dreux et juge d’instance : « On va laisser les murs des tribunaux d’instance, mais ce sera une coquille vide. Le contentieux sera absorbé dans les tribunaux de grande instance, qui ne pourront pas faire face. Les délais, déjà plus longs (14 mois en moyenne, contre 4 à 6 mois dans les TI), augmenteront, et les justiciables renonceront à leurs droits. » C’est une forme de restriction de l’accès au juge, qu’elle déplore. Il y aussi l’exemple de la dématérialisation des procédures : une part des justiciables, incapables de se servir d’internet, sera de facto dans l’impossibilité de saisir un juge. « De toute manière, nous n’avons pas les capacités informatiques des ambitions proposées », souligne Sylvie Borrel, conseiller à la cour d’appel de Versailles en matière prud’homale et déléguée régionale du syndicat de la magistrature (SM). « On sait qu’il faut plus de moyens, et au lieu de ça, on réduit l’accès au droit. L’idée est de diminuer le nombre d’audiences, de réduire le temps de magistrat consommé et d’assécher le contentieux : et que celui qui reste se fasse sans juge », poursuit-elle.

Pour « assécher le contentieux », le gouvernement aurait choisi de l’éloigner : « Quand il faudra faire 200 kilomètres pour se rendre dans un tribunal afin de faire valoir ses droits, on peut être sûr que certains abandonneront », déplore Me Romain Bodelle, du barreau de Boulogne-sur-Mer. Ce sont les plus faibles qui, forcément, seront les plus touchés. « Le gouvernement veut supprimer l’accès au juge et donner aux administrations la possibilité de statuer. » L’avocat fait référence à la faculté qui sera donnée aux directeurs de CAF de réviser une pension alimentaire. Me Migueline Rosset, des Hauts-de-Seine : « Moi, je ne fais que du droit de la famille, et je le vois : la CAF n’a pas la compétence, elle se réfère à un tableau qui ne prend en compte que les revenus du débiteur ». Une consœur passe par là et pense que le contentieux sur ces pensions augmentera du fait de cette carence, car seul un juge est en mesure d’apprécier une situation, estime-t-elle.

Un mouvement qui dure depuis quatre semaines

Le projet de loi doit être examiné le mercredi 18 avril en conseil des ministres. Les instances de la profession d’avocats ferraillent depuis un mois déjà, à coups de réunions de négociations, pour obtenir l’abandon de certains articles de loi (quelques victoires sont à souligner, v. Dalloz actualité, 11 avr. 2018, art. T. Coustet et M. Babonneau isset(node/190168) ? node/190168 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>190168). Mais ce mercredi, c’est du concret : le peuple des tribunaux demande l’abandon du projet, et l’ouverture d’une concertation, d’une discussion sur l’éventualité d’une réforme. Parmi les manifestants, de nombreux avocats craignent que le Conseil national des barreaux et le barreau de Paris, qui discutent en direct avec la garde des Sceaux Nicole Belloubet, s’accommodent des quelques concessions et lâchent le mouvement.

Dans certaines juridictions, il est dur, ce mouvement. À Béziers, le barreau est dans sa quatrième semaine de grève totale – plus de 1 000 dossiers renvoyés en trois semaines. À Bobigny, il n’y a plus de permanence depuis deux semaines – les dossiers aussi sont renvoyés, « car les magistrats jouent le jeu », rapporte Meriem Ghenim, avocate en Seine-Saint-Denis, et ne prononcent pas de détention provisoire quand le dossier le permet. « Je ne sais pas combien de temps on pourra tenir, poursuit-elle, car des avocats d’autres barreaux (Paris) plaident : comment l’expliquer à notre client ? » Le mouvement, pense l’intégralité des avocats interrogés, ne pourra tenir que si les professions demeurent unies.