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Réseaux sociaux et pouvoir judiciaire : la nécessaire « incarnation » ?

L’École nationale de la magistrature organise, dans le cadre de la formation continue des magistrats, une session sur les réseaux sociaux sur deux jours, dirigée par la magistrate Clémence Caron. Récit.

par Marine Babonneaule 30 octobre 2019

En 2017, le juge espagnol Antonio Salas déclare sur Twitter que les violences conjugales sont davantage de l’ordre de « la méchanceté » - qui n’a selon lui pas « de solution » - et de « la force physique ». Tollé. Le magistrat de la cour suprême est vivement critiqué mais il n’y aura aucune sanction contre lui. En Italie, en 2016, une substitut du procureur en charge d’une enquête sur une catastrophe ferroviaire est obligée de se déporter quand une photo d’elle, publiée sur Facebook trois ans auparavant, la montre à une fête se faisant baiser les pieds par l’avocat du chef de gare. « What happens in Vegas stays in Vegas », c’est le nom d’un groupe fermé composé de plus de 1 500 magistrats portugais. Les discussions tournent autour des questions inhérentes à la magistrature. Mais un jour, un juge accuse une collègue de mentir. La situation s’envenime, il est question de calomnie et il est demandé aux administrateurs du groupe de témoigner.

Quand le magistrat portugais José Igreja Matos, président de l’association des magistrats européens raconte cela aux 80 auditeurs de la session « réseaux sociaux, entre exposition de soi et vie privée » organisée par l’École nationale de la magistrature, le silence est total. D’ailleurs, poursuit-il, au Canada, « en 2015, on a ordonné la tenue d’un nouveau procès dans un dossier d’agression sexuelle après que le juge de première instance se soit créé un faux profil sur un site de rencontre afin de consulter des informations qi auraient dû discréditer la victime ». Il égrène les exemples. Plus tôt, c’est Virginie Valton, magistrate et ancien membre du CSM qui a rappelé, elle aussi, quelques exemples français de magistrats qui se sont laissés dépasser – disons-le poliment – par un réseau social.

Pendant deux jours, les participants – magistrats, greffiers et juges consulaires – ont écouté des spécialistes de la question. Les réseaux sociaux indispensables outils de communication personnels et professionnels portent en eux des dangers qu’il vaut mieux cerner avant d’en faire les frais. Le journaliste Bruno Patino, auteur de La civilisation du poisson rouge, a rappelé l’histoire, les volontés civilisatrices de création d’un cyberspace gratuit et sans règle, dans lequel toute l’intelligence humaine se regroupe. Quarante après, « les hommes de la Silicon Valley deviennent des repentis, qui avouent que "ça nous a échappé". Nous n’avons pas donné naissance à la néosphère mais à un monstre ». Dans le discours du journaliste, il est beaucoup question de syndromes : celui de l’anxiété – il nous faut sans cesse étaler notre vie au risque de nous sentir anxieux -, celui de notre incapacité à quitter notre téléphone portable – la nomophobie –, celui d’avoir peur d’être oublié par le monde – c’est l’athazagaraphobie. Que dire de ce besoin compulsif de rechercher des traces de quelqu’un sur internet ? « C’est la société de la fatigue » et « l’économie de l’attention », lance Bruno Patino, devant un auditoire qui oscille entre visages médusés et approbateurs. Dans ce schéma infernal, nous ne sommes que les pions individuels, ciblés, d’une puissance économique supérieure – et non idéologique, Facebook, par exemple, n’a que faire de la politique. Vouloir réguler le « contenu » est illusoire, selon l’auteur. C’est le modèle économique qu’il faudra modifier.

Pour l’universitaire Emmanuel Netter, il existe bien un droit pour les réseaux sociaux. Si la justice a d’abord utilisé le droit commun, il a fallu l’affiner aux situations nouvelles. Dans un cadre individuel – l’utilisateur qui exprime ses opinions, même sous pseudonymat et même en se contentant de relayer une information – ou dans un cadre collectif – celui des plateformes. Loi de 1881, loi LCEN, loi contre les fausses nouvelles, loi contre la haine en ligne, loi Avia, contrôle de la Cour de cassation sont autant d’outils indispensables aujourd’hui. Et la professeure de philosophie Marylin Maeso de rappeler que les réseaux sociaux, notamment Twitter, sont « à mi-chemin entre le ring et le tribunal », sorte de monde dans lequel, paradoxalement, le dialogue est impossible et l’invective brutale. Un laboratoire parfait pour l’injure et la diffamation. « Sur les réseaux sociaux, le temps nécessaire à la réflexion est supprimé, le moment où vous voulez amener un propos nuancé, c’est déjà trop tard. En matière de harcèlement, le réseau social provoque un harcèlement en meute, même pour quelque chose de mineur ». L’écran ne joue pas le rôle de médiation, au contraire, il agit comme un masque, provoquant un sentiment d’impunité propice aux violences. « On m’a souvent reproché d’être une antidémocrate parce que je condamnais ces agissements. Je pense que c’est une fausse conception de la liberté d’autoriser à tout dire. Menacer, est-ce une liberté ? », interroge Marylin Maeso. Pour la magistrate Aude Duret, procureure à la chambre de la presse, les réseaux sociaux n’ont pas créé de nouvelles infractions mais ils les facilitent. « L’anonymat favorise les risques d’abus, la virulence et la violence et fragilise les enquêtes, estime-t-elle ». Et d’ajouter : « Le réseau social, c’est le lieu d’une prise de parole excessive. Le but de Twitter ou de Facebook, c’est d’être visible, donc forcément dans l’excès ». Une sorte « de Janus aux deux visages », pour la journaliste Olivia Dufour, auteure de « Justice et médias – La tentation du populisme ». D’un côté, le Twitter qui fait entrer la justice dans nos salons et de l’autre, le Twitter « grimaçant ». « L’affaire Sauvage est l’illustration parfaite d’un mouvement de foule qui peut pulvériser deux verdicts d’assises ».

Et pourtant. « Twitter, c’est une chance », contrebalance l’avocat Eric Morain. « Il n’est pas une semaine sans que Twitter m’apporte une information essentielle dans un dossier que j’ai à traiter. Cette communauté juridique forme une vraie communauté, une société juridique réelle ». Evidemment, il y a les excès, et pire, les menaces de mort, les persécutions des trolls, le harcèlement « de la meute ». « On ne peut pas dire que ce ne sont que des mots », estime-t-il mais les premières poursuites judiciaires ont eu lieu, « elles sont là ». Il faut donc y aller, sur ces réseaux. Cette existence-là n’est pas dénuée d’intérêt à condition de le faire intelligemment. « La question qu’il faut se poser à chaque fois : est-ce que je suis dans mon rôle ? Je mets en avant mon service, mon institution, pas ma personne. On a aussi le droit de se positionner sur des sujets sur lesquels on travaille », poursuit la magistrate Caroline Gontran. C’est « une révolution anthropologique » pour l’avocat Kami Haeri. La communication régulière par le réseau social est « impérative » et elle se doit d’être « hybride ». Des écrits, des vidéos « pour incarner son message, sa pratique, son cabinet ». Et bien sûr, distinguer le réseau personnel et celui utilisé pour son métier.

Une évidence. Les magistrats sont-ils pour autant prêts à cette évidence ? C’est bien là, le cœur du sujet. La communication judiciaire sur les réseaux sociaux n’est plus à ses débuts mais elle est encore loin d’être généralisée. Les avocats, les journalistes d’un côté. De l’autre, les magistrats et les greffiers. Deux écoles au sein des juges, rappelle Maître Eolas : les magistrats qui twittent sous leur vrai nom – « c’est très bien, il faut une présence institutionnelle mais cela impose un cadre rigoureux » - et ceux qui préfèrent rester sous pseudonymes. « J’encourage cela, cette liberté de ton, d’horizontalité. Cela ne suspend pas pour autant le respect à la déontologie. (…) Il faut que les juges puissent s’exprimer, vous êtes le pouvoir judiciaire. Personne ne le fera pour vous et personne ne le fera mieux que vous ». Dans la salle, les mines sont dubitatives. Le premier président de la cour d’appel de Rennes, Xavier Ronsin, est un quasi-pionnier en matière de présence sur Twitter. Devenu une sorte de pèlerin, l’ancien directeur de l’ENM rappelle à l’envi qu’une « justice de qualité qui sait communiquer, c’est savoir être, savoir faire et faire savoir. (…) Il faut défendre l’institution est expliquer son fonctionnement complexe. (…) Sans communication, il ne faut pas s’étonner qu’on ne nous comprenne pas ». Cette « communication » ne doit pas se restreindre aux éternelles récriminations des rentrées solennelles, selon lui. C’est « donner plus de lisibilité à ses actions propres et celle de la justice ». N’a-t-il pas utilisé son compte pour calmer les esprits lors de la soirée folle annonçant la capture de Xavier Dupont de Ligonnès ? Pour le procureur de la République de Grenoble, Eric Vaillant, Twitter est un outil « extraordinaire ». Et de citer notamment les « live-tweet » de la presse lors des procès. « J’ai tenu compte de certaines remarques de journalistes pour poser des questions à l’audience ! », avoue-t-il. « Il y a un vrai intérêt à communiquer. Par les réseaux sociaux, j’échange facilement avec la presse qui me donne parfois quasiment autant d’informations que j’en ai ». Il a fait le choix, lui, de créer un compte sous son vrai nom. « Je suis persuadée que les institutions que nous représentons ont besoin d’être incarnées ». D’ailleurs, la juge Isabelle Prévost-Deprez est favorable à ce que les audiences soient filmées. « Je n’ai rien à cacher ». « Nous devons nous exprimer, mieux communiquer mais nous ne savons pas toujours comment le faire. D’où l’intérêt d’être formés et d’être représentés », a conclu Youssef Badr, ancien porte-parole du ministère de la justice et actuel coordinateur de formation au pôle communication judiciaire de l’ENM.

La veille, aucune main ne s’était levée lorsque Clémence Caron avait interrogé la salle pour savoir qui était inscrit à un réseau social. « Qui a changé d’avis depuis hier ? ». Une dizaine de mains se lève.