Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Article

Sans mobile apparent

Mardi, le propriétaire d’une œuvre d’art de Calder, disparue alors qu’elle était sous main de justice, a réclamé 1,5 million d’euros à l’État pour dysfonctionnement du service de la justice. Décision le 6 novembre.

par Pierre-Antoine Souchardle 12 septembre 2018

L’histoire remonte au siècle dernier, quand la justice était rendue sur l’île de la Cité. Une histoire de disparition. Celle d’un mobile de l’artiste américain Alexander Calder, saisi en 1997 dans le cadre d’une procédure en contrefaçon. Depuis 2003, cette pièce représentant une colombe en verre de Murano suspendue à un cercle en acier est introuvable. Le mystère de la « Colombe volante » est entier.

La préfecture de police de Paris assure que cette œuvre d’art, dont elle avait la garde, a été remise sur instruction judiciaire en 2003 au service des domaines pour être détruite. Ce service affirme n’avoir jamais reçu cette petite sculpture.

(En)Volé, diront les mauvaises langues.

À qui incombe la responsabilité de cette disparition ? Entre 2005 et 2012, les juridictions judiciaire et administrative se sont déclarées incompétentes pour répondre à cette question. Avant que le Tribunal des conflits ne tranche et désigne en 2013 l’ordre judiciaire.

Pour comprendre les ressorts de cet invraisemblable feuilleton judiciaire, dont le dernier épisode s’est déroulé mardi 11 septembre devant la cour d’appel de Paris, il faut remonter dans le temps.

En juillet 1989, l’homme de presse et collectionneur avisé, Daniel Filipacchi achète au galeriste Didier Imbert la Colombe volante. Il s’agit d’une œuvre conçue par Calder et réalisée en 1952 par un maître verrier de Murano, Albino Carrara. La pièce est signée par l’artiste américain. Montant de la transaction, 210 000 $. Le galeriste l’a acquise auprès d’une galerie américaine peu de temps auparavant.

En 1996, les filles de l’artiste américain, décédé en 1976, créent un comité chargé de répertorier les œuvres de leur père. Un an plus tard, ce comité Calder organise à Paris une réunion à la galerie Maeght pour authentifier certaines pièces de l’artiste. Daniel Filipacchi soumet son oiseau. Comme, avec lui, d’autres collectionneurs.

Sa Colombe volante est ravalée au rang de rossignol par le comité Calder. Il demande une saisie-contrefaçon sur ce mobile et cinq autres pièces qui lui ont été présentées. Seules ces dernières vont être emportées par les services de police et transférées le jour même au tribunal de grande instance de Paris. En raison de sa fragilité, la Colombe volante sera déposée le lendemain au commissariat du VIIe arrondissement par une responsable de la galerie Maeght.

Trois semaines plus tard, le parquet de Paris classe sans suite la procédure initiée par le comité Calder. En novembre de la même année, les ayants droit de l’artiste déposent plainte pour contrefaçon. Didier Imbert propose à Daniel Filipacchi de lui rembourser l’œuvre au prix d’achat de 1989. Ce qui sera fait en juillet 1998.

Entre 1999 et 2001, le galeriste sollicite trois demandes de restitution de la sculpture. Toutes refusées au motif que « les investigations sont en cours ». Le 26 juillet 2000, la date est importante, un officier de police judiciaire, agissant sur commission rogatoire du juge d’instruction, se rend au service des scellés du tribunal de grande instance de Paris. Il affirme, sur procès-verbal, que la Colombe volante s’y trouve bien.

En mars 2002, l’information judiciaire se solde par un non-lieu dans lequel le juge précise qu’il n’y a pas lieu d’ordonner la destruction de l’œuvre d’art. Une décision confirmée en 2003 par la cour d’appel de Paris. À compter de cette date, le galeriste va solliciter à deux reprises la restitution de sa sculpture.

Comme l’a expliqué mardi son avocate, Me Corinne Hershkovitch, la seule réponse de l’autorité judiciaire sera un courrier du procureur général de la cour d’appel de Paris, en date de janvier 2004. Le haut magistrat l’informe que « l’œuvre a été remise aux domaines le 4 mars 2000 suite à une ordonnance du président du tribunal de grande instance de Paris, conformément aux dispositions de l’article 41-1 du code de procédure pénale et détruite ».

Œuvre sortie des scellés le 4 mars 2000 pour être remise aux services des domaines mais vue par un officier de police judiciaire le 26 juillet au service des scellés. C’est la colombe voyageuse !

En décembre 2004, la préfecture de police précise que le mobile, confié aux domaines, « a été détruit par broyage le 7 juin 2003 ». Sauf que les domaines assurent n’avoir jamais reçu l’œuvre en question. Donc ne l’a pas détruite.

Le galeriste engage en 2005 une action en responsabilité de l’État. Deux ans plus tard, la cour d’appel de Paris constate l’incompétence du juge judiciaire. Didier Imbert se tourne alors vers le tribunal administratif de Paris. Qui s’estime incompétent avant de saisir le Tribunal des conflits. En 2013, ce dernier désigne l’ordre judiciaire pour régler ce conflit.

Retour au tribunal de grande instance de Paris qui, en 2017, déboute le galeriste de ses demandes. Mardi, dans ses écritures, le ministère public a reconnu l’existence d’une faute lourde du service de la justice. Il a estimé que le galeriste devait être indemnisé à hauteur de 210 000 €, soit le montant du rachat de l’œuvre à M. Filipacchi en 1998 car le caractère authentique de l’œuvre ne peut être rapporté.

Aujourd’hui, la valeur de la Colombe volante se situe entre 1,2 et 1,6 million d’euros, a rappelé Me Hershkovitch. L’instruction judiciaire a démontré, a-t-elle plaidé, que ce mobile n’était en rien une contrefaçon. L’avocate s’est attachée à démontrer que l’œuvre disparue était bien une création d’Alexander Calder, le maître verrier n’étant que l’artisan l’ayant réalisée.

Elle a donc demandé à la cour d’indemniser le préjudice de son client à hauteur de 1 500 000 €, dont 50 000 au titre du préjudice moral.

L’avocat de l’agent judiciaire de l’État, Me Bernard Grelon, n’a pas contesté la recevabilité de l’action de M. Imbert. Mais selon lui, l’instruction judiciaire n’a pas levé le doute sur l’authenticité de l’œuvre. À l’entendre, la sculpture ne vaut plus rien, même pas les 210 000 $ que propose le ministère public.

Décision le 6 novembre.