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Le droit en débats

L’affaire Merah et l’existence des parties civiles

Par Daniel Soulez Larivière le 07 Novembre 2017

L’affaire Merah donne l’occasion – la pire ou la meilleure – de parler des problèmes de la partie civile en France.

La pire occasion, car chacun d’entre nous ne peut qu’être aux côtés des victimes de ces crimes abominables. Crimes ignobles, barbares, dans lesquels explosent les capacités de cruauté de l’homme, qui se distingue ainsi des animaux. On pourrait dire de cette affaire qu’elle illustre que le crime est le propre de l’homme. Aucune solidarité ni compassion ne pourraient apaiser la douleur de ces victimes. Mais c’est aussi leur douleur qui oblige à réfléchir au sort qui lui est réservé par notre procédure française de partie civile.

Il y a eu deux étapes dans l’évolution du droit pénal. La première que l’on cite toujours à tort comme le témoignage de la barbarie, c’est la loi du talion, œil pour œil, dent pour dent. C’était au contraire la première limitation de la vengeance privée introduisant la règle de la proportionnalité. Déjà un énorme pas de l’humanité vers davantage de civilisation.

La deuxième grande étape a été la confiscation de la vengeance privée par l’État. Ce qui renvoie à la compréhension de ce qu’est la justice des hommes. Même lorsqu’elle s’habillait des ressources de représentation divine par le monarque, la confiscation de la vengeance privée par l’État est un moyen incontournable d’assurer la paix civile.

L’État s’interpose entre les victimes et les criminels, quitte à faire subir aux criminels des châtiments eux-mêmes abominables et qui se sont réduits au fur et à mesure des évolutions de nos sociétés, pour finir par se satisfaire simplement du signe du sang et non plus du sang réellement répandu. Si bien que la guillotine a abouti au musée des Arts et Traditions populaires.

La France est un des rares pays au monde où des procureurs privés, que sont les avocats des parties civiles, portent l’accusation au terme de ce que l’on appelle justement une action vindicative.

Or, si cette vindicte a précisément fait l’objet d’une confiscation par l’État dans presque toutes les sociétés démocratiques, c’est pour des raisons d’ordre public, afin d’éviter que la vengeance privée ne réapparaisse avec tous ses désordres. Et pour ne pas risquer que le procureur public soit concurrencé par un procureur privé. Il s’agit aussi peut-être d’épargner à la victime de se brûler encore plus par contact direct avec l’incandescence du crime qui l’a ravagée.

Mais l’existence de procureurs privés est contraire à l’ordre public. Elle met en cause l’intérêt général. Si, face au crime comme au délit, une société cohérente a forcément un devoir d’indemnisation sanctionné par un tribunal civil, c’est au procureur de le requérir. En position de partie civile, la victime qui requiert par son avocat procureur privé est la plus mal placée parce qu’elle est directement en concurrence avec l’État et parce que ça la plonge dans le crime au lieu de l’en extraire.

Les Français n’ont sans doute pas encore compris que la justice est un système de représentation dans lequel il n’y a pas de prise directe des juges sur une réalité vivante. C’est pourquoi c’est l’État qui représente les victimes pour sanctionner le crime, lequel est, d’abord, une menace contre l’ordre public et, ensuite, à l’origine de dommages qui doivent être réparés, par une action civile.

Contraire à l’ordre public, l’existence des procureurs privés et de l’action vindicative est également contraire à l’intérêt des victimes elles-mêmes. En effet, toutes les sociétés, toutes les cultures et toutes les religions prévoient des rites pour séparer les morts des vivants et permettre aux vivants de continuer à vivre. Enterrements immédiats ou au contraire différés, commémorations, ces rites funéraires variables sont là pour permettre le deuil et ensuite confirmer son intégration dans le corps et l’esprit des vivants.

À cet égard, prétendre que le procès pénal permet aux parties civiles de faire leur deuil est une imposture. C’est tout le contraire. Cinquante ans d’expérience professionnelle me le démontrent. Le procès pénal ne fait qu’aggraver la situation des victimes, empêcher leur deuil, le figer, le différant si longtemps qu’il devient impossible. Il suffit de voir ces audiences terribles où des victimes, par exemple de catastrophes, exposent et explosent leur intimité dix ou quinze ans après les faits.

En voyant cela, comme dans l’affaire Merah, on pleure devant la cruauté du système qui prétend faire le bien des gens et ne fait qu’aggraver leur malheur. On a de la peine pour ces juges placés dans la situation héroïque de devoir résister aux cris des mères et des enfants des personnes assassinées.

Ces juges deviennent alors des ennemis pour ceux à qui ils donnent tort. Ils sont fortement mis en cause par le fait de ne pouvoir, pour des raisons de droit, satisfaire la plainte des victimes. Certains assument cet héroïsme et n’en reçoivent d’ailleurs ni félicitations ni remerciements et parfois seulement des horions. Ils décident en fonction du droit, condition de la sauvegarde non seulement de la société mais aussi de leur honneur et de l’estime de soi. D’autres cèdent sous la pression et les cris, on le voit hélas. Cette capitulation est alors annonciatrice de désordres plus graves encore que les hurlements de la foule d’un instant.

Nous sommes toujours incapables d’imaginer que d’autres sociétés fonctionnent différemment de la nôtre au point d’oublier l’existence même de ces différences. Pourquoi la France est-elle quasiment le seul pays à connaître l’existence de la partie civile ? C’est une très longue histoire…