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Le droit en débats

Le non-lieu dans l’affaire du Rio-Paris : une insulte aux victimes ?

Par Daniel Soulez Larivière le 03 Octobre 2019

Le 4 septembre, deux juges d’instruction parisiens ont notifié un non-lieu dans l’affaire du crash du Rio-Paris en 2009. L’origine du problème tient d’abord aux sondes de mesure de vitesse. Depuis que l’aviation existe, la vitesse est mesurée par des tubes, aujourd’hui très complexes. Lorsque ces tubes se bouchent, le pilote automatique débraye et l’avion se retrouve quelques minutes en pilotage manuel. Les tubes ont tendance à se boucher, autrefois par des insectes, aujourd’hui par du givre. Avant l’accident du Rio-Paris, sept incidents de ce type avaient été résolus sans problème par l’application des procédures. Cette fois-ci, le commandant étant parti se coucher, le pilote en fonction était le plus jeune. Au lieu de pousser sur le manche pour retrouver de la vitesse et de la portance, il a eu le réflexe de le tirer, ce qui a mis l’avion en situation de « décrochage », c’est-à-dire de chute. Le copilote qui n’avait pas non plus surveillé les instruments lui a conseillé de faire l’inverse avant de rappeler le commandant. Mais celui-ci, sortant du sommeil, a compris trop tard la situation. L’avion s’est crashé en mer, à la suite d’un décrochage causé par cette erreur.

Puisqu’il s’agissait d’une faute de pilotage dans une situation répertoriée et jusqu’alors correctement traitée par les équipages, les juges d’instruction ont considéré qu’il n’y avait pas de charges suffisantes pour renvoyer Air France et Airbus devant un tribunal correctionnel. A contrario, dans l’affaire du crash du Mont Sainte-Odile, l’absence de fermeté des juges d’instruction a entraîné une procédure qui a duré dix-sept ans pour finir par une relaxe générale. Idem dans l’affaire Concorde : relaxe au bout de douze ans. Les familles des victimes allemandes de ce crash n’ont d’ailleurs pas participé au procès car selon leur avocat interviewé par la BBC au moment du renvoi, « elles [avaient] été correctement et rapidement indemnisées et ce procès ne [faisait] que rouvrir leurs plaies ». Tandis que les victimes de celui du Mont Sainte-Odile se sont, elles, montrées très virulentes à l’égard des juges. Pour avoir participé à ce procès devant le tribunal et la cour d’appel de Colmar, on se prend à penser que les décisions des juges d’instructions dans le Rio-Paris sont non seulement justes sur le plan juridique mais sages sur le plan humain.

Faut-il y voir, comme une présidente d’association de victimes, une « insulte » à la mémoire des disparus ? La décision d’épargner aux victimes les douleurs bouleversantes d’un procès est plus de l’ordre de la sagesse que de l’injure. En matière d’accidents, nous avons la spécificité de croire que pour supporter la douleur, le mal, il faut trouver un diable. Comme il est sorti des églises avec les fidèles, on le retrouve dans les palais de justice. Dans cette affaire où les deux diables étaient naturellement les puissants, Airbus et Air France, il aurait fallu, pour leur faire jouer ce rôle, un prétexte juridique acrobatique qui se serait écroulé au terme d’années de procès. Les juges d’instruction s’y sont refusés. Ils ont bien fait.

L’objection que, faute de procès, les victimes se voient privées de leur travail de deuil, n’a pas de sens. Dans toutes les religions, toutes les cultures, des rites précis et sans délai entourent la mort. Ils sont destinés à permettre aux vivants de continuer à vivre malgré la douleur qui les frappe. Or un procès de quinze ans ne fait qu’aggraver la douleur. Par qui peut-on être accompagné dans un deuil au bout de tout ce temps ? Aucune culture ne l’assume. Ce besoin de trouver un diable n’existe nulle part. Dans les pays anglo-saxons la réparation du dommage des victimes est une question de droit civil. Il n’y a pas de parties civiles au procès. Le NTSB (National Transportation Safety Board), et le CAA (Civil Aviation Authorities) participant à l’explication de l’accident, les indemnisations sont produites de façon méthodique par les compagnies d’assurance. Même en Italie, pays latin et catholique, les victimes une fois indemnisées ne peuvent plus avoir accès au procès pénal. Il y aurait toute une reconstruction à opérer avec l’aide des associations de victimes, des magistrats, des administrations de l’aviation civile, des assureurs et de l’État pour faire en sorte que dans la gestion de ces accidents l’accent soit mis sur l’explication et sur l’indemnisation, autrement qu’au pénal, sauf lorsqu’ils sont dus à une faute volontaire. Comme dans l’affaire d’Habsheim en 1988 où l’Airbus s’était crashé après que le pilote avait fait des acrobaties à 10 mètres du sol avec 72 passagers à bord. Le procès aboutit à de la prison ferme pour lui et des condamnations pour ceux qui avaient laissé s’organiser des manifestations aussi dangereuses.

Aux États-Unis, il n’y a pas eu d’affaire pénale depuis qu’un accident survenu dans les Everglades il y vingt-trois ans a démontré aux procureurs que l’infraction d’Involuntary Manslaughter ne pouvait être soutenue pour cet accident d’avion. L’affaire du 357 MAX de Boeing, dont les deux crashs successifs ont été causés par un nouveau système électronique de navigation, aboutira peut-être à un procès pénal aux USA – une révolution. À condition toutefois qu’on découvre chez Boeing ou chez les certificateurs une faute volontaire résultant d’un « mensonge » ou d’un « ça ira bien comme ça ». C’est peu probable mais c’est à suivre.

En France, l’action pénale à laquelle se joignent les victimes est ce que l’on appelle une action « vindicative ». Depuis des siècles, la vindicte est absorbée par l’action de la justice d’État, ce qui est la condition de la paix civile. C’est un problème philosophique, un sujet émotionnellement majeur. Les spécialistes de la justice, les victimes et la représentation nationale devraient y réfléchir. Ne pas le gérer rationnellement finit par troubler l’ordre public en semant une angoisse supplémentaire dans le cœur et l’esprit des victimes qui mériteraient une meilleure considération.