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Le droit en débats

Désordre judiciaire et idées reçues

Par Daniel Soulez Larivière le 02 Juillet 2020

L’idée que « la justice est rendue au nom du peuple français par les magistrats du siège et du parquet », répétée à l’envi dans les colloques professionnels il y a encore vingt ans et serinée aux étudiants dans les années soixante-dix, est profondément ancrée dans l’esprit des citoyens et des journalistes d’aujourd’hui. C’est Napoléon qui a voulu réunir les procureurs et les juges dans un corps unique de magistrats, de manière à contrôler davantage cette magistrature qu’il détestait culturellement. Tout autant que les révolutionnaires qui s’étaient réjouis dans Le Père Duchesne : « Ils foutent enfin le camp ces sacrés coquins de juges. Les voilà rasés ». Les cahiers de doléances de 1789 avaient en effet été particulièrement virulents et sanglants à l’égard des juges de l’Ancien Régime.

Permettre aux carrières d’être interchangeables, avec un avancement en échelle de perroquet – procureur un jour, puis juge avant de redevenir procureur –, était un bon moyen de contrôler les magistrats. Il y a peu encore, on pouvait voir le procureur d’une Chambre spécialisée passer au bout de dix ans de l’autre côté du bureau comme président. Parce qu’ils pensent que leur pouvoir dans la nation dépend de l’existence de ce corps unique, les syndicats de magistrats entretiennent largement cette confusion. Or c’est une pathologie purement française. Nous sommes le seul pays au monde dans lequel on parle d’un procureur en disant « le juge ».

Tout cela alimente la vague démagogique brandissant la menace qui pèserait sur « l’indépendance de la justice », alors que nulle part dans le monde le statut de juge n’est identique à celui de procureur. Ce sont deux métiers différents. Fonctionnellement et politiquement, le juge est totalement indépendant si la justice est digne de ce nom. Le procureur, lui, est partout et toujours dans une interface plus ou moins bien réglementée avec les pouvoirs publics démocratiques.

Les États-Unis, pays où le pouvoir judiciaire est le plus fort, connaissent deux carrières. On devient avocat souvent après avoir été procureur, ce qui n’est pas incompatible. Mais on devient rarement juge après avoir été procureur et en tout cas, certainement pas juge fédéral – ce qui de toute façon passe par l’approbation du Sénat, donc par un pouvoir politique.

En Angleterre, tout relevait de la police, sous le contrôle d’un juge, jusqu’à 1989 où le procureur est apparu en avec l’institution du Crown Prosecution Service qui vient l’épauler dans un certain nombre de cas.

En Allemagne, il n’est pas plus question d’un corps unique. Et dans la plupart des démocraties non plus.

La nécessité d’une interface entre le procureur avec le politique tient au fait que la définition de la politique pénale appartient au gouvernement en vertu de l’article 21 de la Constitution.

Parler de l’indépendance de la justice indifféremment pour les juges et les procureurs est une aberration. Mais on ne le voit pas tant l’idée reçue occulte la compréhension du sujet. On vient de le constater dans l’affaire du parquet national financier avec les dépositions d’Éliane Houlette devant la commission d’enquête parlementaire.

La presse a retenu que Mme Houlette n’était pas indépendante puisqu’elle obéissait au procureur général. Certes. Mais le gouvernement a-t-il pour autant influencé sa décision d’ouvrir une information dans la minute suivant la parution du Canard enchaîné un mercredi ? Elle s’est finalement rendue à l’avis du procureur général qui lui faisait observer que, sans ouverture d’information, l’affaire irait à la prescription. Et alors ? Il n’y a pas d’affaire politique dans le conflit Houlette/Champrenault mais un conflit de personnes qui a même abouti à des enquêtes dans une autre affaire contre le chef du PNF par le procureur général. C’est dire la confusion dans laquelle nous sommes.

À la lecture des dépositions complètes de Mme Houlette devant la commission d’enquête parlementaire de la France insoumise (Dalloz actualité, 22 juin 2020), il apparaît surtout que, même dans l’esprit d’une éminente magistrate, la différence entre le parquetier par rapport au juge du siège n’est pas clairement définie. Il est parfaitement normal que le parquetier soit dans une hiérarchie puisque la responsabilité finale de ses décisions engage une responsabilité politique. À cet égard, dans l’affaire Fillon, ce n’est pas le gouvernement qui a fait des pressions sur le parquet national financier. C’est le chef du parquet national financier qui a mis l’article du Canard enchaîné dans son distributeur automatique pour faire tomber immédiatement une canette de poursuites et actionner la machine répressive.

Donc, le débat sur l’indépendance de la magistrature à l’occasion de cette prise de bec entre deux magistrates n’a rien de scandaleux. Ce qui l’est, c’est plutôt le fait que, manifestement, certains magistrats du parquet et commentateurs ne comprennent pas la véritable différence entre juge et procureur.

Ensuite, le désordre est venu du fait qu’on a cru que, dans l’affaire Fillon, le tribunal allait prêter attention à cette querelle de personnes. Or le tribunal n’en a rien à faire puisque, malheureusement, en pratique ici comme ailleurs, male captus bene judicatus. Autrement dit « mal attrapé, bien jugé ». C’est comme ça ! Et ça n’a rien à voir avec le gouvernement actuel. Cet adage à ne jamais oublier avait été rappelé et bien appliqué par la Cour de sûreté au moment des enlèvements illicites de responsables de l’OAS, tel le colonel Argoud retrouvé un beau matin ficelé comme un saucisson au pied de la tour Eiffel. Ce n’était certes pas bien d’aller l’enlever en Allemagne mais puisqu’il était là devant les juges, ils allaient le juger, que cela plaise ou non.

De même, la nécessité de cette interface entre le parquet et le pouvoir politique tient au fait que si la population est furieuse de troubles à l’ordre public, c’est forcément le gouvernement qu’elle tient pour responsable et non pas Mme Dupont ou M. Duval, procureurs au parquet financier ou dans un parquet simple. Cette interface est très strictement réglementée, même si pendant longtemps elle ne l’a pas été suffisamment (pour des raisons historiques d’origine napoléonienne). Elle l’a été récemment avec l’introduction de l’interdiction des instructions individuelles. Que François Bayrou, alors garde des Sceaux, ait dû démissionner parce que « son » parquet avait ouvert une enquête préliminaire le mettant en cause est bien la démonstration que le parquet est autonome et qu’il n’y a pas d’instructions individuelles.

Voilà où nous en sommes aujourd’hui. Sans la séparation complète du corps du siège et du corps du parquet, ce qui est le fait de toutes les démocraties, on n’en sortira jamais et, en parlant des procureurs, on continuera à dire que les juges ne sont pas indépendants. À plusieurs reprises, la CEDH a rappelé que le procureur ne pouvait être considéré comme une autorité judiciaire parce qu’il représentait l’accusation donc une partie.

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La deuxième cause du désordre judiciaire tient aussi au fait que le juge d’instruction n’est pas un juge. Il est, comme le disait Robert Badinter voici près de quarante ans, « un demi-Maigret, demi-Salomon ». Depuis 1947 et le rapport Donnedieu de Vabres (l’ancêtre), on veut supprimer cette fonction hybride, cause de toutes les confusions entre le chasseur légalement nécessaire et le juge.

C’est pourquoi en 1990 le rapport Delmas-Marty a prévu de dissocier les fonctions et de créer un juge de l’instruction. La création du JLD, juge de la détention et des libertés, a été un succès. Si les uns et les autres lui font confiance dans son travail et ses décisions c’est parce qu’il met de l’ordre dans ce bazar en faisant la distinction entre le procureur qui poursuit, la défense qui défend et le juge qui juge.

L’extension de ce système à l’ensemble de l’instruction pénale permettrait de confier celles-ci aux enquêteurs du parquet comme dans toutes les démocraties, mais avec des clés obligeant ce dernier à passer sous les fourches Caudines du juge de l’instruction pour toute décision touchant à la privation de liberté ou la contrainte.

Distinguer les fonctions de poursuite, de jugement et de défense serait ainsi un moyen d’organiser le fonctionnement judiciaire d’une manière raisonnable.

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S’agissant de la défense, le scandale des traçages téléphoniques de certains des avocats les plus connus montre bien qu’il existe un problème. De telles décisions gravement attentatoires aux libertés dont les avocats sont fonctionnellement les défenseurs ont été prises par le parquet financier seul.

Il est vrai que les parquets ont un peu peur lorsqu’ils s’attaquent aux puissants et ont tendance à fortement appuyer sur le bouton de la contrainte. Un juge d’instruction aurait-il fait différemment ? Peut-être pas, compte tenu de ce qui vient d’être dit sur sa double casquette. Mais un juge du siège non mêlé à la poursuite, comme un juge de l’instruction, aurait pu honnêtement et sérieusement décider si de telles mesures étaient possibles, c’est-à-dire raisonnables ou non, compte tenu des indices qui lui auraient été présentés.

Cette décision fait ressortir les stéréotypes. Les magistrats pensent les avocats de Nicolas Sarkozy si bêtes qu’ils seraient incapables de s’apercevoir tout seuls qu’ils peuvent être écoutés, et que s’ils ont la présence d’esprit de prendre des initiatives, c’est forcément le signe qu’une taupe au parquet leur a vendu la mèche. Il y aurait de quoi rire, mais c’est surtout un peu inquiétant. Non seulement par l’inconscience de la décision mais aussi du fait que l’instrument pour trouver une taupe éventuelle est le plus mauvais qui soit. On ne va pas chercher une mouche avec un marteau. Et puis pourquoi tracer les avocats avec leurs fadettes et pas les magistrats ?

Enfin, ces événements se déroulent malheureusement sur un terrain complètement miné car beaucoup de magistrats ont quand même tendance à prendre les avocats pour des emmerdeurs sulfureux. Historiquement encore, les choses s’expliquent. L’avocat est arrivé comme une pièce rapportée dans un système inquisitoire qui l’a ignoré pendant des siècles. Avant les ordonnances de Villers-Cotterêts en 1539, il n’existe pas. Le premier avocat à avoir plaidé au « grand criminel » est Malesherbes, devant la Convention, pour Louis XVI. Ça n’a réussi ni à son client ni à lui-même puisque presque toute sa famille et même son valet ont été guillotinés.

L’avocat ne fait partie d’aucune communauté, à part la sienne, d’ailleurs divisée entre divers courants, tendances, syndicats, associations, etc., ce que l’on ne voit pas du tout ailleurs. Pour créer une communauté juridique, il faudra peut-être au moins un demi-siècle. Tant que perdurera la guerre entre avocats et magistrats, il faudra la civiliser. Pour commencer, le minimum serait déjà que, si l’on porte atteinte à l’indépendance des avocats, ce soit un vrai juge qui le décide et non pas un procureur ou un juge d’instruction.

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Enfin, dernière particularité du désordre français, le corporatisme.

On connaît celui des avocats. On parle moins de celui des magistrats. Nous sommes le seul pays au monde, à part l’Italie, où le corps de juges est divisé entre plusieurs syndicats. Il est loin le temps où des juges du Syndicat de la magistrature défilaient à Draguignan derrière des banderoles et avec des militants CGT. Mais on voit encore des pétitions politiquement très orientées pour les élections présidentielles, qui sont particulièrement choquantes et laissent nos voisins ébahis. On a le sentiment que cette indépendance de la justice qui n’est pas dans notre culture historique a essayé de se constituer avec les outils traditionnels que sont les syndicats alors que l’idée même de syndicat de magistrats est partout ailleurs, complètement farfelue. Mais c’est ainsi que le système s’est construit en France et qu’il faut le supporter.

On peut regretter que les syndicats se soient pour certains d’entre eux surtout politiquement orientés ou concentrés sur les nominations au sein du Conseil supérieur de la magistrature pour en avoir le monopole. On a vu leurs protestations lorsque la dernière réforme constitutionnelle a sagement prévu qu’une majorité de non-magistrats siègent au CSM, amorçant ainsi la décorporatisation du fonctionnement, ce que même M. le juge Van Ruymbeke semble approuver dans le Journal du dimanche du 28 juin.

Ce désordre judiciaire français a donc des causes multiples mais la principale est la confusion des fonctions et les idées reçues qui vont avec. Comme le disait Hubert Dalle, ancien directeur de l’ENM dans les années 1997, « ce n’est pas entre la Chancellerie et le parquet qu’il faut couper le cordon, mais entre le siège et le parquet ». Créer deux corps distincts, comme dans pratiquement toutes les autres démocraties et pas seulement anglo-saxonnes, est donc sans doute la première chose à faire. La tâche est d’autant plus rude qu’avec la crispation de la société, toute nouveauté touchant aux situations acquises génère un courant semi-insurrectionnel. On ne peut que souhaiter bon courage à l’exécutif pour y toucher.