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Accomplissement de l’affaire Intel : la CJUE consacre l’approche par les effets en matière d’abus de position dominante par éviction

La Cour de justice de l’Union européenne confirme le second arrêt du tribunal rendu sur renvoi dans l’affaire Intel. Mettant ainsi fin au volet de l’affaire portant sur les rabais d’exclusivité après un quart de siècle de procédure, la Cour consacre l’approche par les effets en matière d’abus d’éviction et précise l’étendue de son contrôle sur les appréciations économiques complexes conduites par la Commission. Un arrêt riche en enseignement à l’heure où la Commission projette de finaliser son projet de lignes directrices sur l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, dont le contenu n’apparaît pas tout à fait aligné avec la jurisprudence de la Cour.

« Tout est accompli ». Tel est, en quelques mots et à un double titre, le sentiment qu’inspire l’arrêt rendu le 24 octobre 2024 par la Cour de justice de l’Union européenne (5e chambre) dans l’affaire Intel.

Première forme d’accomplissement : cet arrêt vient apporter une première conclusion à une saga d’une durée exceptionnelle (près d’un quart de siècle) relative au secteur des processeurs d’ordinateur (CPU). On rappellera ainsi que la procédure administrative devant la Commission européenne avait commencé en octobre 2000 par une plainte d’AMD, un concurrent d’Intel déplorant diverses pratiques d’éviction constitutives, selon lui, d’un abus de position dominante contraire à l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Après une longue instruction, la Commission a finalement sanctionné le 13 mai 2009, par une amende record de 1,06 milliard d’euros, de multiples pratiques d’éviction d’Intel ayant eu lieu entre 2002 et 2007. Les pratiques étaient de deux natures : d’une part, des rabais conditionnels d’exclusivité consentis par Intel aux fabricants d’ordinateurs s’ils s’approvisionnaient exclusivement auprès d’Intel et d’autre part, des restrictions (dites « non déguisées ») consistant pour Intel à payer des fabricants pour qu’ils retardent le lancement d’ordinateurs contenant des composants AMD concurrents des composants Intel. Intel a introduit un recours en annulation de cette décision devant le Tribunal de l’Union européenne, lequel a d’abord confirmé dans sa totalité la décision de la Commission par un arrêt du 12 juin 2014 (aff. T-286/09, Dalloz actualité, 24 juill. 2014, obs. L. Constantin).

Intel a ensuite introduit un pourvoi contre ce premier arrêt, ce qui a donné lieu au fameux arrêt de la grande chambre de la Cour du 6 septembre 2017 (aff. C-413/14 P, D. 2018. 865, obs. D. Ferrier ) qui a censuré l’arrêt du tribunal et renvoyé l’affaire devant lui au motif qu’il avait refusé de se prononcer sur l’analyse économique conduite par la Commission. La Cour ne se prononçait cependant pas de façon très explicite sur l’étendue de ce contrôle ni sur la mesure dans laquelle la présomption historique d’illicéité des rabais exclusifs tenait toujours en partie ou non.

Revoyant sa copie, le tribunal a donc conduit une analyse au fond du raisonnement économique de la Commission et, après de lourdes et sévères critiques sur la méthode de la Commission, a procédé à l’annulation partielle de la décision de sanction (la partie relative aux rabais et non la partie relative aux autres pratiques) et de la totalité de l’amende (par un 2e arrêt du 26 janv. 2022, aff. T-286/09 RENV, RTD eur. 2022. 766, obs. L. Idot ).

Ce fut au tour de la Commission européenne cette fois d’introduire un pourvoi contre le second arrêt du tribunal donnant lieu à l’arrêt de la Cour du 24 octobre 2024 sous commentaire. L’ensemble des moyens soulevés par la Commission peut se comprendre comme une tentative de circonscrire au maximum la portée de l’arrêt de 2017 de la Cour (aff. C-413/14 P, préc.). La Cour balaye néanmoins tous ces moyens et confirme l’arrêt du tribunal, mettant ainsi fin à ce pan de la saga Intel en clarifiant le raisonnement qu’elle avait esquissé en 2017.

Cela nous conduit à la deuxième forme d’accomplissement que cet arrêt représente : il confirme le changement de cap jurisprudentiel opéré par la Cour à partir de 2017 en matière d’abus d’éviction. Rappelons-le, ce changement de cap avait initialement été souhaité et impulsé par la Commission elle-même dans ses orientations sur l’article 82 CE publiées en février 2009, soit concomitamment à la décision de sanction dans l’affaire Intel qui était censée être, par la teneur de son analyse économique, le symbole de la modernisation du droit européen de la concurrence.

Il est peu de dire que la Commission aura bu le vinaigre de ladite modernisation jusqu’à la lie pour qu’enfin « tout soit accompli ». À tel point d’ailleurs que la Commission en est désormais venue à réprouver la modernisation que jadis elle appelait de ses vœux : telle est en tout cas l’interprétation la plus probable de la lecture pour le moins formaliste que la Commission défend désormais, à rebours de ses orientations de 2009, dans son projet de lignes directrices sur l’article 102 du TFUE publié pendant l’été (v. pour une analyse du caractère formaliste des positions prises par la Commission dans ce projet, A. Komninos, « J’accuse ! » – Four Deadly Sins of the Commission’s Draft Guidelines on Exclusionary Abuses, Network Law Review, 30 août 2024).

L’arrêt de la Cour est trop dense pour qu’il soit possible, dans les présentes colonnes, d’en faire un commentaire exhaustif. Les aspects purement procéduraux, de même que les prétentions relatives à la violation des droits de la défense de la Commission, seront donc mis de côté.

Il s’agira ainsi, premièrement, de replacer la solution rendue dans l’évolution jurisprudentielle de la notion d’abus de position dominante puis, deuxièmement, d’approfondir la nature et le degré de contrôle que la Cour exerce sur les analyses économiques complexes menées par la Commission (comme en l’espèce le test AEC).

La consécration de l’approche par les effets en matière d’abus d’éviction

La première grande vertu de l’arrêt sous commentaire est sans aucun doute de mettre fin à plusieurs années de débat sur la façon dont il convient de lire le premier arrêt Intel de 2017 (aff. C-413/14 P, préc.).

Plusieurs écoles s’affrontaient.

Tout d’abord, ceux qui étaient très hostiles à la nouvelle approche par les effets embrassée par la Cour, avaient salué le premier arrêt du Tribunal (v. pour ex., l’analyse de W.Wils sur le premier arrêt du tribunal, W. Wils, The judgment of the EU General Court in Intel and the so-called « more economic approach » to abuse of dominance, Concurrences n° 1-2015, art. n° 89826) et souhaitaient limiter le plus possible la portée de l’arrêt de la Cour de 2017 (aff. C-413/14 P, préc.).

Ensuite, ceux qui avaient accueilli l’arrêt de...

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