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Procès Urvoas ou le périlleux devoir d’un ministre

Au deuxième jour du procès de l’ancien garde des Sceaux, Jean-Jacques Urvoas, qui comparait devant la Cour de justice de la République (CJR) pour violation du secret, la question de l’indépendance du parquet et de la nature de la fonction du ministre de la justice s’est faite lancinante.

par Marine Babonneaule 26 septembre 2019

Nous sommes à quelques jours du second tour des présidentielles de 2017, à plusieurs semaines des élections législatives. Le garde des Sceaux demande à son cabinet de lui remettre une « FAP », une fiche d’action publique, sur le député Thierry Solère visé par une enquête préliminaire dans une affaire de fraude fiscale et trafic d’influence. Le ministre de la Justice en a le droit. Son cabinet transmet la requête à la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) qui descend l’information au parquet général concerné. Ce dernier obtient l’information du parquet, par le biais d’un rapport qui remonte la chaîne hiérarchique. À la DACG, on s’assure que le document ne révèle aucune pièce de procédure et surtout n’annonce aucune investigation à venir. Il devient alors officiellement une « FAP ». Le ministre la reçoit, par le biais de son cabinet, et en fait une captation d’image. Il envoie la photo au député concerné par l’enquête judiciaire.

C’est là que la machine juridique, politique et constitutionnelle coince. Les débats devant la Cour de justice de la République le démontrent avec évidence depuis deux jours.

D’un côté, les magistrats. Selon eux, il est évident que les informations issues d’une procédure en cours sont couvertes par le secret de l’enquête. Les procureurs, de la République et généraux, qui concourent à l’enquête sont soumis au secret. Le fait de transmettre ces éléments rend le destinataire – le dépositaire, selon l’article 226-13 du code pénal – tout aussi soumis au secret. « C’est la chaîne du secret », ont-ils fait valoir à la barre. À partir de là, le ministre, à la tête de la hiérarchie du ministère public, se doit de respecter le contrat. « Pour moi, toute la chaîne qui participe à cette remontée forme un tout indivisible, avec à sa tête le garde des Sceaux, soumis au secret. L’information reste secrète jusqu’au ministre compris », a dit hier l’actuel procureur de la Répubique Rémy Heitz, un temps directeur des affaires criminelles et des grâces. La veille, même son de cloche chez les autres magistrats interrogés. La loi pour eux, le code pénal aussi. Seule exception, s’accordent-ils à dire : la communication au chef de l’État ou au Premier ministre dans l’intérêt général de la Justice. Au-delà, « on créerait une telle brèche dans le système d’information qu’il en serait compromis ». Et si le chef de l’État communique à son tour ? Est-il lui aussi soumis au secret ?, interroge un juge-sénateur. « Il va de soi que les informations peuvent être mises en partage pour une finalité bien définie qu’est l’intérêt général, mais rien d’autre », tranche Rémy Heitz. Pour lui, c’est simple : « révéler des informations issues d’une procédure judiciaire en cours perturbe le cours d’une affaire », et ce d’autant plus si les éléments sont transmis au mis en cause. Dans le cas de l’affaire Urvoas-Solère, la procureure de la République a précisé, la veille, que la révélation de cette « fuite » avait accéléré certains actes d’investigation.

De l’autre, les politiques. Pour le ministre lui-même et pour certains membres du cabinet de l’ex-ministre de la Justice, comment croire un instant qu’un document secret, in fine expurgé de ses détails les plus confidentiels et destiné au garde des Sceaux pour qu’il puisse s’en servir publiquement, doive rester inutilisé sur le bureau du ministre ? Le ministre n’est pas un juge, il est une autorité politique et décide, en pleine responsabilité, des informations qu’il souhaite transmettre. Évidemment, dans ce cas, il serait normal de se demander si, paradoxalement, les magistrats qui ont remonté les informations au garde des Sceaux ne seraient pas passibles d’une condamnation pour une violation du secret de l’enquête…

Une autre question doit aussi se poser. Le garde des Sceaux, s’il est délié de ce secret, peut-il pour autant communiquer des informations sensibles non pas dans l’intérêt public mais dans l’intérêt d’un particulier, a fortiori dans l’intérêt d’un homme politique en difficulté ? Un garde des Sceaux, qui ne serait pas lié à cette « chaîne du secret », pourrait-il alors communiquer systématiquement, à qui veut, des informations sur un dossier pénal sans que cela ne pose jamais de problèmes ? Un ministre de la Justice peut-il exciper du fait qu’il défendait l’institution judiciaire – publiquement malmenée par le politique poursuivi – pour transmettre cette FAP ? D’ailleurs, personne n’a jamais prévenu le garde des Sceaux que ces fiches d’action publique n’étaient pas transmissibles. Pourquoi cette FAP, qui ne présente, par ailleurs, selon les politiques interrogés à la barre de la CJR, aucun intérêt car elle serait « bien moins fournie qu’une dépêche AFP », a-t-elle alors été transmise à l’intéressé ? Un ministre de la Justice, cet homme politique non soumis au secret, libre de sa parole et de ses actions, doit-il défendre l’institution judiciaire, attaquée publiquement, par le biais d’une copie d’écran d’une FAP « sans intérêt » envoyée sur une messagerie cryptée à celui qui malmène l’institution ?

Dans ce dédale nébuleux, « faut-il codifier le secret qui pèserait sur les ministres ? », demande un juge assesseur. La question embarrasse. Le « flou sur la nature des FAP met en danger toute la chaine hiérarchique », a estimé Hélène Cazaux-Charles, ancienne conseillère de justice de Matignon. Il faut agir en droit, pas en politique, estime-t-elle. Mais « si nous devions codifier, ce serait compliqué, concède l’actuel procureur de la République, le secret professionnel, c’est quelque chose qui forme un tout, difficile d’avoir une énumération précise ». Pour lui, la loi de juillet 2013, qui a notamment interdit les instructions individuelles, a permis « de beaucoup cheminer (…) C’est vrai que sur le sujet de l’indépendance du parquet, les remontées créent la suspicion. Cela nous complique beaucoup la vie à nous, les procureurs, qui sommes au final souvent mis en cause ». La veille, déjà, planait l’ombre de cette nécessaire indépendance.

Le réquisitoire est attendu aujourd’hui.