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Victimes du Distilbène et régime probatoire

La Cour de cassation énonce le régime probatoire applicable en matière d’exposition au DES et d’imputabilité du dommage à cette exposition.

par Solenne Hortalale 10 juillet 2019

Après avoir subi différentes opérations sur son utérus, neuf fausses couches et deux fécondations in vitro, une femme a réussi à mener à terme une grossesse gémellaire en restant alitée le temps de celle-ci. L’un des praticiens hospitaliers qui l’a suivie lui a diagnostiqué un utérus hypoplasique présentant l’aspect d’un utérus DES. Pour rappel, le diéthylstilbestrol, aussi dénommé DES, est un médicament qui a été prescrit aux femmes enceintes afin de limiter les risques de fausses couches à partir de 1947, dans différents pays, et ce jusqu’à la fin des années 1970. En France, il était commercialisé principalement sous trois marques : le Distilbène, le Strilboestrol-Borne et le Furostilboestrol, produits par deux laboratoires. Ce médicament a cependant eu de graves répercussions sur les enfants et même sur les petits-enfants de ces femmes, en particulier sur les filles, ces dernières pouvant présenter des anomalies et risques de cancers du vagin et du col de l’utérus ou encore des anomalies de l’appareil génital susceptible de provoquer des problèmes d’infertilité.

Attribuant ses difficultés à mener une grossesse à terme à une exposition in utero au DES, la demanderesse a assigné en responsabilité et en indemnisation l’un des producteurs de cette molécule, la société UCB Pharma, laquelle a mis en cause la société Novartis santé familiale qui commercialisait également le produit litigieux.

Il peut être noté que cette mise en cause n’est pas surprenante, dès lors qu’il a été admis par la jurisprudence, face à l’impossibilité pour la victime de rapporter la preuve de l’identité du producteur du médicament ingéré par sa mère, la possibilité de condamner in solidum les deux laboratoires, à charge pour eux de démontrer que ce n’était pas leur produit qui était à l’origine du dommage (Civ. 1re, 24 sept. 2009, n° 08-16.305, Dalloz actualité, 29 sept. 2009, obs. I. Gallmeister ; ibid. 2010. 49, obs. P. Brun et O. Gout ; ibid. 1162, chron. C. Quézel-Ambrunaz ; ibid. 2671, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Gelbard-Le Dauphin ; RDSS 2009. 1161, obs. J. Peigné ; RTD civ. 2010. 111, obs. P. Jourdain ; RTD com. 2010. 415, obs. B. Bouloc ; RDC 2010. 90, obs. J.-S. Borghetti ; JCP 2009. 381, obs. S. Hocquet-Berg ; ibid. 2010. 456, n° 5, obs. P. Stoffel-Munck ; Gaz. Pal. 2010, n° 69, p. 18, obs. M. Mekki ; RLDC 2010, n° 67, p. 15, obs. B. Parance ; RCA 2009, n° 11, p. 7, étude 15, obs. C. Radé ; LPA 2009, n° 257, p. 5, obs. D. Delcourt ; RLDC 2009, n° 65, p. 24, obs. J.-P. Bugnicourt ; 28 janv. 2010, n° 08-18.837, Dalloz actualité, 5 févr. 2010, obs. I. Gallmeister ; ibid. 2671, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Gelbard-Le Dauphin ; ibid. 2011. 35, obs. P. Brun et O. Gout ; ibid. 2565, obs. A. Laude ; RTD com. 2010. 776, obs. B. Bouloc ; RCA 2010, n° 4, p. 17, obs. C. Radé ; RLDC 2010, n° 69, p. 23, obs. J.-P. Bugnicourt).

La question du lien de causalité entre le dommage et le(s) producteur(s) responsable(s) ne sera cependant pas examinée, la cour d’appel de Versailles ayant, le 23 novembre 2017, rejeté la demande d’indemnisation au motif que les anomalies physiologiques présentées par la demanderesse ne sauraient être imputées avec certitude à une exposition au DES. Les juges du fond ont considéré que les éléments de preuve étaient insuffisants à démontrer l’exposition in utero de la jeune mère au DES, indiquant plus précisément que, « même en considérant que ces éléments constituent un commencement de preuve, ils doivent être corroborés par d’autres indices, tirés des pathologies présentées, qui peuvent constituer des présomptions graves, concordantes et précises tant de l’exposition que de l’imputabilité des dommages à celle-ci, mais que, pour remplir ce rôle probant, les pathologies présentées ne doivent avoir aucune autre cause possible que l’exposition in utero au DES ».

La Cour de cassation était donc invitée, une nouvelle fois, à se prononcer sur le régime probatoire applicable aux victimes du Distilbène. Si l’arrêt statue également sur la violation par le juge de l’obligation de ne pas dénaturer l’écrit qui lui est soumis, seule la première interrogation retiendra ici notre attention.

La preuve du lien de causalité entre le dommage causé par une exposition au DES et le fait générateur a déjà fait l’objet de plusieurs arrêts rendus par les juges de cassation. La décision sur 19 juin 2019 s’inscrit dans cette construction jurisprudentielle reposant, comme le rappelle le visa de « l’article 1382, devenu 1240, du code civil » sur le droit commun de la responsabilité civile, le médicament litigieux ayant été mis en circulation antérieurement à la loi n° 98-389 du 19 mai 1998 sur les produits défectueux.

L’établissement du lien de causalité exige, outre la démonstration du ou des laboratoire(s) responsable(s), une double preuve relative tant à l’exposition in utero au DES qu’au lien causal entre cette exposition et le dommage. Face aux difficultés probatoires, les ordonnances n’ayant que trop rarement été conservées par les mères des victimes, les juges ont fait preuve d’une certaine souplesse dans l’admission de la preuve de l’exposition in utero au DES. Deux cas de figure doivent ainsi être distingués : soit l’exposition au DES est la seule cause possible de la pathologie présentée par la victime, auquel cas elle est présumée (Civ. 1re, 24 sept. 2009, n° 08-16.305 et 28 janv. 2010, n° 08-18.837, préc.) et la preuve du lien causal entre l’exposition et le dommage ne soulève, dès lors, aucune difficulté ; soit l’origine de la pathologie est multifactorielle et la victime doit apporter la preuve de son exposition au produit litigieux (Civ. 1re, 24 sept. 2009, n° 08-10.081, Dalloz actualité, 29 sept. 2009, obs. I. Gallmeister, préc. ; D. 2009. 2342 ; ibid. 2010. 49, obs. P. Brun et O. Gout ; ibid. 2671, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Gelbard-Le Dauphin ; RDSS 2009. 1161, obs. J. Peigné ; RTD civ. 2010. 111, obs. P. Jourdain ; RTD com. 2010. 415, obs. B. Bouloc ; RDC 2010. 90, obs. J.-S. Borghetti ; JCP 2009. 381, obs. S. Hocquet-Berg ; RCA 2009. Étude 15, obs. C. Radé ; RLDC 2010. 3671, obs. B. Parance), mais également de l’imputabilité du dommage à cette exposition. La démonstration probatoire obéit alors aux règles du droit commun, la preuve pouvant être établie par tout moyen, y compris par des présomptions graves, précises et concordantes, l’appréciation des éléments probants étant dévolue aux juges du fond. Si cet abandon aux juges du fond de l’appréciation de la preuve du lien de causalité a pu être critiqué eu égard à l’impression de « justice-loterie » que cela implique (v. not., en ce sens, C. Radé, Les « filles du Distilbène » victimes de discriminations, RCA n° 11, nov. 2009 ; et, sur l’expression de « justice-loterie » du même auteur, Sclérose en plaques et vaccination anti-hépatite B », RCA 2001. Comm. 24), la Cour de cassation a cependant réitéré sa position, en 2017, dans des affaires relatives à la vaccination contre l’hépatite B (v. Civ. 1re, 18 oct. 2017, nos 14-18.118 et 15-20.791, Dalloz actualité, 31 oct. 2017, obs. A. Hacène , note J.-S. Borghetti ; ibid. 35, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; ibid. 2019. 157, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; RDSS 2017. 1136, obs. J. Peigné ; RTD civ. 2018. 140, obs. P. Jourdain ; RTD eur. 2018. 340, obs. A. Jeauneau ; JCP 2016. 8, note G. Viney ; RCA 2016, no 60, note S. Hocquet-Berg), évitant ainsi la mise en œuvre de présomptions de droit en matière de causalité (v. not. en ce sens S. Hocquet-Bert, Exposition in utero au Distilbène, RCA n° 10, oct. 2014, comm. 312).

En l’espèce, la Cour de cassation reformule, dans une seule et même décision, le régime probatoire applicable, apportant ainsi de la clarté dans la lecture de cet édifice jurisprudentiel. Elle énonce que, « s’il n’est pas établi que le DES est la seule cause possible des pathologies présentées, la preuve d’une exposition in utero à cette molécule puis celle de l’imputabilité du dommage à cette exposition peuvent être apportées par tout moyen, et notamment par des présomptions graves, précises et concordantes, sans qu’il puisse être exigé que les pathologies aient été exclusivement causées par cette exposition ». Est ainsi sanctionné l’ajout par les juges du fond d’une nouvelle condition pour l’établissement de la preuve de l’exposition au DES et de l’imputabilité du dommage. Il ne saurait être exigé de la victime, qui entend prouver par présomptions graves, concordantes et précises, que les pathologies qu’elle présente n’aient « aucune autre cause possible que l’exposition in utero au DES ». L’ajout d’une telle condition aurait conduit à admettre la possibilité d’une indemnisation dans les seules hypothèses où la pathologie subie a pour cause exclusive et certaine l’exposition au DES, chose extrêmement rare, les dommages en matière de santé, ayant souvent, notamment pour les anomalies induites par le Distilbène, des causes potentielles plurielles. Toutefois, si la solution apparaît en cohérence avec le régime probatoire construit jusqu’ici par la Cour de cassation, il n’est pas certain qu’elle permette à la victime d’obtenir in fine réparation de son préjudice. Les faits de l’espèce illustrent toute la difficulté de l’appréciation souveraine par les juges du fond des éléments probants. La victime avait produit une attestation de sa mère ainsi qu’une ordonnance non nominative correspondant à la grossesse de son fils aîné. Ces seuls éléments, ainsi que l’hypoplasie de l’utérus de la victime, pathologie compatible avec une exposition au DES, suffiront-ils à constituer des présomptions graves, précises et concordantes de l’exposition in utero à la molécule litigieuse et de l’imputabilité du dommage à cette exposition ? En 2012, la cour d’appel de Paris avait pu décider, en présence d’éléments probants se limitant, pour l’essentiel, à des attestations établies en cours de procédure ou peu avant celle-ci, qu’il n’y avait pas lieu de présumer le lien de causalité, les pathologies présentées ayant des origines multifactorielles, et « qu’en l’état de ces constatations, et quand bien même Mme Sophie S…, épouse M…, a présenté certaines malformations et anomalies décrites dans la littérature médicale comme étant les conséquences d’une exposition in utero au DES, il s’avère que l’ensemble des éléments d’appréciation soumis à la cour ne peuvent constituer des présomptions graves, précises et concordantes de son exposition effective à la molécule litigieuse » (Paris, 26 oct. 2012, n° 10/15834, D. 2012. 2859 , note C. Quétand-Finet ).