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Vie privée, vie professionnelle et vie personnelle : bis repetita

Le caractère illicite du motif du licenciement fondé, même en partie, sur le contenu de messages personnels émis par le salarié grâce à un outil informatique professionnel, en violation du droit au respect de l’intimité de sa vie privée, entraîne à lui seul la nullité du licenciement (n° 23-11.860). L’accès par l’employeur, hors la présence du salarié, aux fichiers contenus dans les clés USB personnelles de ce dernier constitue une atteinte à sa vie privée ; cette atteinte peut toutefois être proportionnée à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur, rendant recevables les preuves obtenues à partir de ces clés (n° 23-13.992).

par Lucas Vincentle 7 octobre 2024

« Le salarié a droit, même au temps et au lieu du travail, au respect de l’intimité de sa vie privée ». Ce principe fondamental du droit social, consacré il y a plus de vingt ans par l’illustre arrêt Nikon (Soc. 2 oct. 2001, n° 99-42.942 FS-B, D. 2001. 3148, et les obs. , note P.-Y. Gautier ; ibid. 3286, interview P. Langlois ; ibid. 2002. 2296, obs. C. Caron ; Dr. soc. 2001. 915, note J.-E. Ray ; ibid. 2002. 84, étude A. Mole ; RTD civ. 2002. 72, obs. J. Hauser ) rendu sous l’influence du doyen Philippe Waquet, continue d’irriguer la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation, ainsi qu’en témoignent deux décisions rendues le 25 septembre dernier. Toutes deux, rendues au visa de l’article L. 1121-1 du code du travail, ont en effet trait à la vie privée du salarié face au pouvoir disciplinaire et au droit à la preuve de l’employeur.

Messagerie professionnelle et conversation privée n’étant pas destinée à être rendue publique : nullité du licenciement fondé, même en partie, sur les propos échangés lors de cette conversation

Dans l’affaire relative à l’arrêt n° 23-11.860, un salarié occupant les fonctions de directeur général en charge de la vente, du marketing et de la logistique, est licencié pour faute grave le 20 septembre 2015. Son employeur lui reproche, entre autres, l’envoi, à trois destinataires extérieurs à l’entreprise, de mails contenant des propos vulgaires et dégradants pour les femmes, à partir de la messagerie professionnelle mise à sa disposition. De tels propos s’inscrivent de surcroît en contrariété avec la charte destinée à prévenir le harcèlement sexuel interne à l’entreprise. C’est en tout cas ce qu’avait retenu la Cour d’appel de Versailles, par un premier arrêt rendu le 6 juin 2019, confirmant le bien-fondé du licenciement. Cet arrêt est toutefois cassé par la chambre sociale de la Cour de cassation le 2 février 2022 (Soc. 2 févr. 2022, n° 19-23.345, inédit), du fait que la cour d’appel ne pouvait statuer par référence à cette charte destinée à prévenir le harcèlement sexuel, alors même qu’il résultait de ses constatations que les messages en cause ne constituaient pas des faits de harcèlement sexuel. L’affaire est renvoyée à la Cour d’appel de Versailles, laquelle va alors, par un arrêt du 8 décembre 2022 (n° 22/00880), revenir sur sa précédente décision en prononçant la nullité du licenciement. Cette nullité se justifie, selon les juges d’appel, par le fait que le licenciement repose, en partie, sur un motif lié à l’exercice non abusif de la liberté d’expression du salarié. C’est donc la combinaison des articles L. 1121-1 du code du travail et 10, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme qui fonde la solution retenue par la cour d’appel. Pour autant, la liberté d’expression était-elle le fondement pertinent pour justifier la nullité du licenciement disciplinaire ?

Saisie sur pourvoi, cette fois-ci formé par l’employeur, la chambre sociale de la Cour de cassation recentre le débat par le biais d’une substitution de motif de pur droit. Selon la chambre sociale, le présent litige ne devait pas être apprécié sous l’angle de la liberté d’expression, mais celui du droit au respect de l’intimité de la vie privée et du secret des correspondances garantis par les articles 9 du code civil et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Pour parvenir à cette solution, les juges de cassation rappellent tout d’abord les principes dégagés dans les arrêts Nikon (Soc. 2 oct. 2001, n° 99-42.942 P, préc.) – « le salarié a droit, même au temps et au lieu de travail, au respect de l’intimité de sa vie privée », laquelle « implique en particulier le secret des correspondances » – et Challancin (Soc. 3 mai 2011, n° 09-67.464 P, Dalloz actualité, 27 mai 2011, obs. J. Siro ; D. 2011. 1357 ; ibid. 1568, point de vue G. Loiseau ; ibid. 2012. 901, obs. P. Lokiec et J. Porta ) – « un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut justifier, en principe, un licenciement disciplinaire, sauf s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail ». Or, on le sait, l’assemblée plénière a récemment énoncé (Cass., ass. plén., 22 déc. 2023, n° 21-11.330 P, Dalloz actualité, 9 janv. 2024, obs. N. Hoffschir ; D. 2024. 291 , note G. Lardeux ; ibid. 296, note T. Pasquier ; ibid. 1636, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; JA 2024, n° 697, p. 39, étude F. Mananga ; AJ pénal 2024. 40, chron. ; Dr. soc. 2024. 273, étude A.-M. Grivel ; ibid. 293, obs. C. Radé ; Légipresse 2024. 10 et les obs. ; ibid. 62, obs. G. Loiseau ; ibid. 257, obs. N. Mallet-Poujol ; RCJPP 2024. 20, obs. M.-P. Mourre-Schreiber ; RTD civ. 2024. 186, obs. J. Klein ) qu’une conversation privée qui n’est pas destinée à être rendue publique ne peut justement constituer un manquement du salarié aux obligations découlant du contrat de travail, et par voie de conséquence, justifier un licenciement disciplinaire.

Mettant en œuvre ces principes, la chambre sociale affirme, en premier lieu, que l’employeur ne peut, sans violation du droit au respect de l’intimité de sa vie privée « utiliser le contenu des messages personnels émis par le salarié et reçus par lui grâce à un outil informatique mis à sa disposition pour son travail, pour le sanctionner » (§ 4). En second lieu, que « le caractère illicite du motif du licenciement fondé, même en partie, sur le contenu de messages personnels émis par le salarié grâce à un outil informatique mis à sa disposition pour son travail, en violation du droit au respect de l’intimité de sa vie privée, liberté fondamentale, entraîne à lui seul la nullité du licenciement » (§ 6). Et, en...

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