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Reportage 

À Bobigny, l’expropriation à hauteur d’habitants

Depuis 2019, au Tribunal judiciaire de Seine-Saint-Denis, un pôle de l’expropriation traite les petits et grands chantiers de rénovation urbaine de ce département post-industriel, paupérisé, en pleine mutation. Unique en France, ce service s’appuie sur le travail de trois magistrates. Une mission titanesque menée en audience et sur des terrains souvent insalubres.

par Anaïs Coignac, Journalistele 3 juillet 2023

Trois magistrates à temps plein

Les étais soutiennent la charpente qui s’affaisse, le papier peint tombe en lambeau, le film plastique qui faisait office de vitre est déchiré, les ordures jonchent le sol, les boîtes aux lettres sont éventrées… Pourtant, l’immeuble de cette rue passante de Saint-Denis continue d’être habité, ou plutôt squatté car les jugements définitifs d’expropriation ont été rendus, sans appel des expropriés qui ont accepté d’évacuer les lieux. « Dès qu’un lieu est libre deux heures, il est squatté. C’est un phénomène très important dans le 93 où pèse le passage des primo-arrivants », explique Sylvie Suply, la juge de l’expropriation du Tribunal judiciaire de Seine-Saint-Denis. En charge de ce contentieux depuis 2011, elle préside le pôle dédié, créé en 2019 afin d’endiguer la masse de dossiers qui afflue ces dernières années dans le département : lutte contre l’habitat insalubre, rénovation urbaine, requalification des quartiers anciens, projets de mixité sociale, développement des transports en commun. Autant de vocables politiques derrière des situations de grande précarité. Et dans le contexte contraint et pressé du Grand Paris Express et plus ponctuellement, des Jeux olympiques 2024. « Le droit de l’expropriation est fait avec l’idée qu’il faut aller vite », confirme la juge. En France, ce contentieux mobilise généralement un juge et plutôt à temps partiel. Dans le 93, elles sont désormais trois magistrates mobilisées à temps plein. « Par rapport à d’autres départements d’Île-de-France où les promoteurs se sont saisis des biens immobiliers plus tôt et pour plus cher, en Seine-Saint-Denis rien n’avait été fait en matière de rénovation. À présent, les anciennes zones commerciales et industrielles, les vieux entrepôts du XIXe siècle sont transformés en logements », explique la présidente du pôle. Sa mission intervient en bout de course, après que l’expropriation ait été imposée par arrêté préfectoral, le plus souvent pour cause d’utilité publique, et après l’éventuelle contestation devant le tribunal administratif. En tant que juge judiciaire, elle ne remet donc pas en cause la procédure d’expropriation mais elle vient acter et contrôler le transfert de propriété à l’expropriant et fixer les indemnités de déménagement et de relogement des expropriés – obligation légale incombant à l’expropriant – ce qui nécessite une évaluation immobilière.

Un « transport » en pleine rue

Cet après-midi-là, Sylvie Suply visite quatre lieux expropriés de la ville de Saint-Denis avec son greffier, Maxime-Aurélien Jourde, chargé d’établir des procès-verbaux. L’enjeu est précisément d’évaluer les biens afin de fixer les indemnités, d’auditionner les parties et de signifier leurs droits aux expropriés. C’est ce qu’on appelle le « transport », prévu par le code de l’expropriation pour cause d’utilité publique ; il précède l’audience, généralement deux à trois mois plus tard, sauf en cas de complexifications. Les juges du pôle en font chacune au moins un par semaine, ce qui leur permet de ne jamais perdre le contact avec leur territoire. Devant l’entrée du bâtiment insalubre de Saint-Denis, en plein milieu de la rue, des voitures et des passants, la présidente s’adresse à M. X., un habitant exproprié, convoqué ce jour-là avec l’expropriant, en l’occurrence la société publique d’aménagement Soreqa, spécialisée dans le traitement de l’habitat indigne : « Vous avez droit à deux indemnités : une pour déménager, une autre parce que vous aviez un bail (l’indemnité de relogement, NDLR) ». L’homme, qui parle le français « à 70 % », se fait traduire l’échange par un ami. Me Florence Bourdon, l’avocate de la Soreqa précise : « on vous propose 1322 € en tout ». Un confrère, en civil comme toute l’« équipe » sur place, s’enquiert : « êtes-vous représenté par un avocat, Monsieur ? » La réponse est non. La juge les autorise à s’éloigner pour discuter. Depuis janvier 2020, la représentation des parties par un avocat est obligatoire et le pôle a mis en place avec le barreau de Bobigny une commission...

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