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Compétence internationale en cas de pluralité de défendeurs : l’effectivité du droit de la concurrence implique le développement du forum shopping

Par arrêt du 13 février 2025, la Cour de justice de l’Union européenne retient que la présomption d’influence déterminante issue du droit matériel de l’Union permet au juge du domicile de la société mère de fonder sa compétence sur le fondement de l’article 8.1 du règlement Bruxelles I bis à l’égard de l’ensemble des codéfendeurs. Ainsi, la détention de la (quasi-)totalité des parts du capital permet d’attester l’existence d’un lien étroit au sens de l’article 8.1 justifiant que tous les codéfendeurs soient attraits devant un seul et même juge. De manière critiquable, la solution retenue fait primer une nouvelle fois l’effectivité du droit de la concurrence sur la prévisibilité des solutions en matière de droit international privé.

Une brasserie établie en Grèce saisit le juge néerlandais d’une demande à l’encontre d’une autre brasserie grecque et de sa société mère, Heineken, établie aux Pays-Bas et détentrice d’environ 98,8 % de ses parts. Par cette action, elle entend obtenir réparation du préjudice subi en raison de l’abus de position dominante commis par la filiale sur le marché grec de la bière. Si l’Autorité grecque de la concurrence a déjà retenu une violation de l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et du droit grec de la concurrence à l’égard de la filiale, elle a refusé d’inclure la société mère dans l’enquête dès lors que rien ne démontrait son implication directe dans l’infraction ou l’exercice d’une influence déterminante sur sa filiale. Ainsi, il n’a pas été statué sur la présomption réfragable d’influence déterminante, présomption dite « Akzo » (CJCE 10 sept. 2009, aff. C-97/08, RSC 2010. 244, obs. L. Idot ; RTD com. 2010. 144, obs. C. Champaud et D. Danet ; RTD eur. 2010. 647, chron. J.-B. Blaise et L. Idot ) qui permet de condamner solidairement la société mère au paiement des sanctions pécuniaires prononcées à l’encontre de la filiale ayant contrevenu au droit européen de la concurrence.

En substance, la question qui se posait devant le juge néerlandais était donc celle de savoir s’il pouvait se déclarer compétent sur le fondement de l’article 8.1 du règlement Bruxelles I bis qui permet de concentrer le contentieux, en cas de pluralité de défendeurs, devant la juridiction du domicile de l’un deux, en application de la présomption d’influence issue du droit matériel de la concurrence. Autrement dit, la détention de la (quasi-)totalité des parts du capital est-il un indice sérieux de l’existence d’un lien étroit au sens de l’article 8.1 justifiant que tous les codéfendeurs soient attraits devant un seul et même juge ?

La Cour de justice en fut saisie par voie préjudicielle. Elle admit, sans véritable surprise, qu’il est possible pour les juges des États membres de fonder leur compétence sur l’article 8.1 et la présomption d’influence déterminante « à condition que les défendeurs ne soient pas privés de la possibilité de se prévaloir d’indices probants suggérant soit que cette société mère ne détenait pas directement ou indirectement la totalité ou la quasi-totalité du capital de ladite filiale, soit que cette présomption devrait néanmoins être renversée » (consid. 47). Pour l’application d’une telle solution, il importe peu que « la responsabilité solidaire de la société mère et de sa filiale pour l’infraction aux règles de concurrence du droit de l’Union n’a pas été constatée dans une décision définitive » de l’Autorité grecque de concurrence (consid. 30).

La solution retenue par la Cour de justice apparaît conforme à sa jurisprudence relative à la réparation des dommages résultant d’actes restrictifs de concurrence, consistant à encourager la saisine du juge choisi par la victime. Les juges de Luxembourg confirment ainsi que les règles de conflit de juridictions se trouvent dans la dépendance de l’effectivité du droit européen de la concurrence. Allant au-delà de cette simple confirmation, la Cour renforce cet encouragement au forum shopping en admettant d’importer un principe de droit matériel pour fonder la compétence internationale du juge choisi par la victime, dans une situation pourtant initialement interne. L’influence de la volonté des parties apparaît de moins en moins limitée par la Cour, au détriment de la prévisibilité des solutions de droit international privé.

Les règles de conflit de juridictions dans la dépendance de l’effectivité du droit de la concurrence

La présente décision constitue une illustration de la volonté de la Cour de justice d’assurer le développement des actions privées en matière de pratiques anticoncurrentielles (private enforcement). L’instrumentalisation des règles de conflit de juridictions au service de cet objectif n’épargne pas la règle de compétence fondée sur l’hypothèse d’une pluralité de défendeurs.

Les règles conflit de juridictions : instrument du développement du private enforcement

À l’occasion de son arrêt Courage, la Cour de justice a affirmé que le droit pour les personnes privées de demander réparation d’une pratique anticoncurrentielle lui ayant causé un préjudice « renforce […] le caractère opérationnel des règles communautaires de concurrence et est de nature à décourager les accords ou pratiques, souvent dissimulés, susceptibles de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence. Dans cette perspective, les actions en dommages-intérêts devant les juridictions nationales sont susceptibles de contribuer substantiellement au maintien d’une concurrence effective dans [l’Union] » (CJCE 20 sept. 2001, Courage, aff. C-453/99, § 27, RTD com. 2002. 398, obs. S. Poillot-Peruzzetto ; RTD eur. 2002. 103, chron. L. Idot ; Rev. UE 2015. 378, étude N. Ereseo ). Ainsi, la Cour de justice admet que le droit des pratiques anticoncurrentielles puisse être tourné vers la défense d’intérêts privés au nom du rétablissement de l’ordre public concurrentiel. Depuis cet arrêt fondateur, il est donc admis que les personnes privées puissent agir pour obtenir réparation d’une pratique anticoncurrentielle (private enforcement) leur ayant causé un dommage que cette pratique ait, ou non, été condamnée par la Commission ou par les autorités nationales de concurrence (public enforcement).

Dans ce contexte, la directive n° 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 novembre 2014 est intervenue (consid. 10). Elle harmonise les législations européennes s’agissant des actions consécutives à une condamnation de la Commission européenne ou d’une Autorité nationale de concurrence en dommages et intérêts devant les juges nationaux pour les infractions aux droits européen et national de la concurrence (action dite « follow on », opposée de l’action dite « stand alone »), afin de favoriser la réparation intégrale du préjudice subi par les victimes, consommateurs ou entreprises, en garantissant une protection équivalente dans tous les États membres. Cette harmonisation minimale n’a pas mis fin au forum shopping au regard...

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