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Contrôle maximum de la Cour de cassation en matière d’infractions de presse

L’arrêt rendu par la chambre criminelle le 19 juin 2018 illustre à nouveau le contrôle maximum de la haute juridiction en matière d’infractions de presse

par Fabrice de Korodile 12 juillet 2018

Un hebdomadaire régional était poursuivi du chef de diffamation pour avoir publié, le 9 octobre 2013, un article sous le titre « une enquête est en cours après des accusations de négligence. Les pompes funèbres H… suspectées de ne pas rendre toutes les cendres aux familles ».

Le fait que l’article s’inscrivait dans un débat d’intérêt général ne faisait pas de difficulté. La cour d’appel avait en effet admis, à l’instar du tribunal correctionnel, l’existence « d’un but légitime en informant le public sur un sujet sensible et d’intérêt public, s’agissant du traitement des corps des défunts, en l’occurrence par la crémation, de plus en plus pratiquée en France ».

C’est en revanche sur la preuve du sérieux de l’enquête que les juges du fond avaient écarté l’excuse de bonne foi.

À cet égard, l’article relatait l’existence d’une enquête de la gendarmerie et le journaliste avait interrogé et restitué les propos de deux salariés de l’entreprise qui avait requis l’anonymat et de deux anciens responsables du cimetière.

Si l’enquête préliminaire était en cours à la date de la publication, la copie complète des procès-verbaux n’avait été versée qu’en cause d’appel et il en résultait qu’un des témoins n’avait déposé, sur procès-verbal, que postérieurement à l’article incriminé.

La cour d’appel en faisait grief à l’hebdomadaire régional en ces termes : « qu’il ressort de la copie des procès-verbaux de l’enquête préliminaire, versée aux débats en cause d’appel par les intéressés que cette enquête, commencée le 13 septembre 2013, a été clôturée le 9 novembre 2014 pour être transmise au procureur de la République ; que la copie des procès-verbaux d’enquête n’a donc pu être obtenue avant le 9 octobre 2013, date de parution de l’article incriminé, étant d’ailleurs observé que M. G… n’a été entendu par les enquêteurs que le 4 novembre 2013 […] que la cour ne prendra donc pas en considération les procès-verbaux de l’enquête préliminaire pour apprécier l’existence ou non de la bonne foi invoquée par les prévenus ; que l’article reprend, certes entre guillemets, les déclarations qui seraient celles d’anciens salariés et de M. B… mais ne les contrebalancent pas de façon objective ; qu’en effet, si la parole a été donnée à M. H…, ses propos sont accompagnés d’une appréciation subjective et dévalorisante […] ».

L’intensité du contrôle de la chambre criminelle en matière d’infractions de presse conduit à faire prévaloir sa propre motivation en fait sur celle de la cour d’appel, au visa de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ces termes : « Mais attendu qu’en se déterminant ainsi, alors que les écrits poursuivis s’inscrivaient dans un sujet d’intérêt général relatif à la crémation du corps des défunts et à la destination des cendres en résultant et rendaient compte de dysfonctionnements susceptibles d’être intervenus au sein d’une entreprise de pompes funèbres en charge de ces activités, lesquels faisaient l’objet d’une enquête judiciaire, et qu’ils reposaient sur une base factuelle suffisante en ce qu’ils reprenaient des propos rapportés entre guillemets de certains témoins, par ailleurs entendus dans cette enquête et au sujet desquels il n’a pas été soutenu l’existence d’une contradiction entre les propos ainsi rapportés et ceux enregistrés en procédure de telle sorte qu’il ne pouvait être fait grief aux prévenus d’avoir manqué à la prudence en commentant sans les dénaturer les explications fournies par le gérant de la société visée, la cour d’appel a méconnu le texte susvisé et le principe ci-dessus rappelé […] ».

Et pour ne laisser aucune marge de manœuvre aux juges du fond, la cassation est prononcée sans renvoi.

Ainsi, la Cour de cassation substitue à l’appréciation des juges du fond la sienne propre tirée d’autres circonstances de l’espèce et établissant, selon elle, au contraire, le caractère disproportionné de l’ingérence que constituerait une culpabilité du chef de diffamation.

En l’espèce, peu importe l’existence postérieure des procès-verbaux de l’enquête préliminaire, l’hebdomadaire régional détenait une base factuelle suffisante au travers de l’information d’une enquête en cours ou encore de témoignages rapportés entre guillemets. La cour d’appel, qui applique à tort le principe de préconstitution des preuves de l’article 35 de la loi du 29 juillet 1881, ne pouvait donc pas mettre en doute ces témoignages alors, ajoute la Cour de cassation, qu’il n’a pas été soutenu l’existence d’une contradiction entre les propos ainsi rapportés et ceux enregistrés en procédure.

Cet arrêt du 19 juin 2018 pratique donc à plein le contrôle de proportionnalité comme un juge du fait :

  • en invalidant le rejet des procès-verbaux de l’enquête même postérieurs à l’article,
  • en ajoutant la circonstance qu’il n’existe pas de contradiction entre ce qui est publié et ce qui est sur procès-verbal,
  • en étant indifférent au commentaire du journaliste sur les explications fournies par le gérant de la société visée.

Ce contrôle de proportionnalité entre le droit fondamental de la liberté d’expression et la préservation de l’honneur des personnes, tracé par l’arrêt rendu le 11 mars 2008 (Crim. 11 mars 2008, n° 06-84.712, D. 2008. 2256 , note J. Lapousterle ; ibid. 2009. 1779, obs. J.-Y. Dupeux et T. Massis ; AJ pénal 2008. 237 ), s’inspire directement de l’interprétation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme par la Cour de Strasbourg avec l’usage des critères de « sujet d’intérêt général » ou de « base factuelle suffisante ».

L’arrêt commenté apprécie ces critères de la bonne foi dans un sens favorable à la liberté d’expression parce que les propos diffamatoires s’inscrivent dans un débat sur un sujet d’intérêt général qui portait sur la crémation du corps des défunts, la destination des cendres en résultant et les dysfonctionnements susceptibles d’être intervenus au sein d’une entreprise de pompes funèbres en charge de ces activités.

Comme le souligne le conseiller rapporteur de l’arrêt du 19 juin 2018, « la bonne foi est d’une certaine façon proportionnelle à l’intensité de l’intérêt général. Ainsi, lorsque l’intérêt général de l’information est fort, l’auteur des propos ne devra, pour justifier de sa bonne foi, que justifier de la détention d’éléments caractérisant une base factuelle suffisante, laquelle demeure une exigence générale dont le mis en cause ne peut être exonéré même lorsqu’il a traité un sujet d’intérêt général ».

À l’occasion de la mise en place en 2015 des groupes de travail afin de réfléchir aux évolutions qu’induit la montée en puissance de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, le président Bertrand Louvel expliquait que « ce type de contrôle très approfondi correspond à l’examen complet de toutes les données d’une situation auquel se livre habituellement la Cour de Strasbourg et qu’elle ne se dispense de faire que lorsque le juge national y a procédé lui-même » (Dalloz actualité, Le droit en débats, 25 juin 2015, par B. Louvel).

Ce nouvel arrêt montre comment la Cour de cassation s’adapte aux exigences de la jurisprudence européenne, pour mieux s’affranchir du contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme, quitte à œuvrer comme un troisième degré juridiction.