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Entre goulag et stades de football, retour sur l’épopée Nikolaï Starostin

Des années trente à la chute de l’Union soviétique, Nikolaï Starostin et ses frères ont profondément marqué le football russe. Avec un incident de parcours notable : leur condamnation au goulag.

par Maxence Peniguetle 12 juin 2018

Quatre frères et deux sœurs. C’est la composition, au début du vingtième siècle, de la fratrie des Starostin. Deux de ses membres feront entrer ce nom dans l’histoire du football soviétique : Nikolaï, la tête, en quelque sorte, et Andreï, les jambes. Les deux autres garçons suivront de près leurs frères, mais l’histoire semble, avec les sœurs, les avoir oubliés.

« Jouer au football n’était pas quelque chose de commun à cette époque », raconte Sergueï Bondarenko, chercheur au sein de l’ONG Memorial, « mais ils étaient la seconde génération de joueurs ». Leur carrière commence dans les années vingt, alors que le sport se popularise à peine. Il n’y avait pas de championnat, uniquement quelques tournois et rencontres entre équipes.

Le succès arrive dans les années trente, pour plusieurs raisons : l’établissement du Championnat de l’Union soviétique en 1935 et la création du club du Spartak Moscou, deux institutions pour lesquelles l’investissement de Nikolaï Starostin (qui ne jouait déjà presque plus) fut crucial ; en même temps, « son jeune frère Andreï était probablement le meilleur joueur de l’époque », précise Sergueï Bondarenko.

L’équipe des exploités

Pour mieux comprendre les événements qui vont surgir à la fin des années trente et au début des années quarante dans le monde du football soviétique, il faut s’intéresser aux symboles que représente chaque équipe. Le Spartak Moscou des Starostin, c’est le peuple et les exploités. Nikolaï a en effet monté le club avec Alexander Kosarev, secrétaire du Komsomol (l’organisation des jeunes communistes), et avec le soutien financier de la Promkooperatsiia, l’union des commerçants indépendants. En face du peuple se trouvaient le club de la police secrète du Dynamo Moscou et le CSKA, dirigé par l’armée.

Le football, à la fin des années trente, devient encore plus politique. « C’était peut-être le divertissement de masse le plus important, explique Sergueï Bondarenko. Il y avait le cinéma et le théâtre, mais les stades sont plus grands et attirent plus les foules. C’était donc un jeu à destination de millions de personnes, avec des équipes qui représentaient différentes parties du pouvoir et différentes façons de ce qu’être soviet pouvait vouloir dire. »

Une atmosphère qui n’échappe pas aux grandes purges staliniennes. Lavrenti Béria, chef de la police secrète derrière le Dynamo, se penche sur le club des Starostin. « Le Spartak avait plus de succès […] et ce n’était pas, d’une certaine façon, une équipe soviétique. Il y avait beaucoup de libertés au sein du club », confie le chercheur, avant d’ajouter que, si cela ne valait pas la surveillance de la police, supporter le Spartak était une manière singulière de montrer sa différence tout en restant dans les limites de l’acceptable.

En 1938, les responsables les plus politiques du Spartak Moscou sont arrêtés. À leur grande surprise, les frères sont épargnés par cette vague d’arrestations. Kosarev, qui était allé chercher Nikolaï Starostin pour créer le club de football des exploités, est exécuté. On ne sait toujours pas aujourd’hui pourquoi les Starostin n’ont pas été emportés avec leur entourage sportif.

Les Allemands, l’argent et la bourgeoisie

Cela, toutefois, finit par arriver. Quatre ans plus tard, en 1942, ils sont arrêtés. Et Sergueï Bondarenko d’expliquer : « Le NKVD [la police secrète, ndlr] et Béria avaient des informations concernant des propos énoncés en privé par les Starostin, où ceux-ci confient, en quelque sorte, que le sport se porterait mieux en cas de victoire des Allemands ». On parle aussi de détournement de fonds, « mais cela n’a pas encore été recherché, car nous n’avons pas accès à tous les documents concernant l’affaire », regrette-t-il, avec cependant l’espoir de consulter les archives bientôt, puisque celles-ci sont censées être déclassifiées après soixante-quinze ans.

Ce qui est disponible concernant les accusations se trouve au détour d’un document concernant une affaire liée : « Partout, ils louaient l’ordre bourgeois des pays capitalistes de l’Europe occidentale, louant les envahisseurs fascistes allemands, volant systématiquement les biens industriels des entreprises et des artels du système de coopération industrielle ».

Pour finir, on parle d’incitation à la bourgeoisie. « Mais cela est très commun à cette période », pointe l’historien. Quant à savoir si les accusations étaient fondées, « c’est très compliqué, c’est même une autre conversation. Ce qu’il faut retenir de cette période, c’est que, pour de telles choses, vous pouviez être envoyé dans un camp pendant dix ans ».

Le football jusqu’au goulag

Au goulag, c’est le football qui leur permet d’avoir une vie moins difficile. « Ils ont survécu parce qu’ils étaient impliqués dans des activités footballistiques », détaille Sergeï Bondarenko. Trois d’entre eux deviennent entraîneurs dans leurs camps respectifs et sont soumis à des conditions de vie différentes de celles des autres condamnés, comme un meilleur lieu de sommeil et une nourriture d’une autre qualité.

Cela était possible car, explique le chercheur, « il y avait de fortes connexions entre les camps et les villes autour ». Et l’historien de citer l’exemple d’Andreï, qui était assigné au camp de Norilsk, dans le Grand Nord, et qui pouvait en sortir pour entraîner l’équipe locale.

Dans ses mémoires Le Football à travers les années, publiés pendant la Perestroïka, Nikolaï Starostin aborde ce sujet, que le spécialiste de la fratrie paraphrase ainsi : « J’ai été impliqué dans le football toute ma vie et le football m’a sauvé la vie au goulag. J’ai vu beaucoup de monde, des acteurs, des politiciens, tous ceux qui étaient avec moi, c’était dur pour eux. Mais pour moi, parce que je représentais encore l’image du peuple du Spartak, j’étais reconnu et apprécié, et j’ai pu continuer dans le football. Grâce à cela, j’ai survécu ».

À sa libération et à celle de ses frères, après la mort de Staline, il a pris la direction du Spartak Moscou, toujours en gardant une grande influence dans le football soviétique. Nikolaï Starostin est décédé le 17 février 1996 à l’âge de 94 ans. Bien trop tôt pour vivre l’organisation de la Coupe du monde par son pays vingt-deux ans plus tard, mais assez tard tout de même pour avoir eu le temps de façonner à sa manière le football russe d’aujourd’hui.