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« Est-ce que la vie ou la mort de ces enfants peut être conditionnée à un agenda politique ? »

Le tribunal administratif de Paris a examiné, lundi 8 avril, la demande en référé-liberté de deux mères et de leurs enfants d’enjoindre à l’État de les rapatrier du camp de réfugiés où ils survivent dans le nord-est de la Syrie. Décision ce mardi 9 avril.

par Julien Mucchiellile 8 avril 2019

Après avoir renvoyé à une formation collégiale, car, comme l’a dit la présidente de cette formation avec une voix empreinte de solennité, « c’est une affaire qui sort de l’ordinaire », le tribunal administratif de Paris a examiné, lundi 8 avril, la demande au juge des référés d’enjoindre au ministre des affaires étrangères de procéder au rapatriement de Mme Estelle K…, djihadiste, et de ses enfants de 8, 4 et 2 ans ; de Mme Margot D…, djihadiste, et de ses deux enfants, tous captifs au camp de Roj, dans le nord-est de la Syrie, zone contrôlée par les Kurdes.

Leurs avocats Mes Vincent Brengarth et William Bourdon estiment que les conditions du référé-liberté sont remplies. L’urgence est caractérisée car les requérants sont exposés à des traitements inhumains et dégradants et à un danger imminent pour leur vie. Cette affirmation est étayée par le témoignage d’humanitaires sur place, qui font état de conditions déplorables, de malnutrition, d’hygiène inexistante, ayant provoqué la mort de « plus de soixante-dix enfants », dit M. Nadim Houry, directeur du programme « terrorisme et lutte antiterrorisme » à Human Rights Watch (HRW). « C’est une tragédie humanitaire. Les enfants n’ont par ailleurs accès à aucun soin psychologique, alors que beaucoup sont en état de choc. Ils sortent de scènes de guerre, certains ont été soignés à la hâte d’éclats d’obus. D’autres ont perdu leurs parents », ajoute-t-il. Le froid et le manque de soins les placent en danger de mort. Les avocats étayent leur propos de nombreux témoignages similaires. Ils estiment également que les autorités françaises ont elles-mêmes reconnu la situation de détresse dans laquelle se trouvent ces enfants détenus, puisqu’elles viennent de procéder au rapatriement de cinq enfants orphelins âgés d’un à cinq ans, constatant qu’ils étaient « très vulnérables, dans des situations très périlleuses, sans parents, sans protection immédiate ».

Cette situation, selon les requérants, représente une atteinte grave et illégale au droit à la vie et le droit de ne pas subir des traitements inhumains et dégradants, eu égard notamment à la récente consécration d’un intérêt supérieur de l’enfant, lors d’une décision de Conseil constitutionnel rendue le 21 mars 2019 (Dalloz actualité, 22 mars 2019, art. J. Mucchielli isset(node/195067) ? node/195067 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>195067). « Est-ce que la vie ou la mort de ces enfants peut être conditionnée à un agenda politique, à l’état d’émotion de la population française ? », s’exclame Me William Bourdon.

Mais le débat principal portait sur la compétence de la juridiction administrative. « Le tribunal n’est aucunement le lieu d’un débat politique ou moral, mais juridique. Votre tribunal doit se déclarer incompétent, en ce que la décision [de non-rapatriement] est un acte de gouvernement, non détachable de la conduite des relations internationales », a expliqué, à l’audience, la représentante du ministère. Subsidiairement, elle a estimé que la France n’avait pas juridiction sur ce territoire, et qu’une décision de rapatriement supposait la recherche d’un accord avec les autorités locales.

Sur le moyen principal, le ministère cite l’ordonnance résultant d’une première procédure en référé engagée par la requérante Estelle K…, qui, le 3 décembre 2018, a considéré que les conclusions tendant à « enjoindre à l’État d’organiser son retour et celui de ses enfants » n’étaient « pas détachables de la conduite des relations internationales de la France ».

Mais les requérants objectent que l’application de ce qu’ils estiment n’être qu’une théorie (déjà fragilisée en 1875 par l’arrêt CE, Prince Napoléon), qui plus est obsolète, serait une atteinte au recours effectif, protégé à l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, mais également consacré à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme. Le juge du référé-liberté l’a consacré dans une ordonnance (CE 30 juin 2009, n° 328879, Lebon ; AJDA 2009. 1344 ). « La juridiction de céans, poursuivent les avocats, ne pourra par conséquent qu’écarter l’application de cette théorie, dont le seul objet est de tenter de faire échec à la responsabilité de la France, eu égard à la situation critique dans laquelle se trouvent les mères et les enfants en Syrie. » En outre, disent-ils encore, la théorie interne des actes de gouvernement ne peut prévaloir sur le respect de normes internationales qui s’impose aux autorités françaises. Si les juges ne l’écartaient pas pour cette raison, ils devraient le faire car cette théorie est inapplicable au cas d’espèce, puisque, disent les avocats, d’une part, l’acte ne concerne pas les relations de la France avec un État qui serait considéré comme souverain. D’autre part, l’application de cette théorie ne peut concerner une situation dans laquelle les droits fondamentaux de ressortissants français sont violés.

Citant des déclarations politiques, Me Brengarth rappelle que personne de sensé ne pourrait considérer que cette zone géographique est administrée par un État, encore moins qu’y est appliquée une justice pouvant être qualifiée d’équitable. Il n’y a aucun État kurde existant ni reconnu en Syrie. Le Kurdistan syrien n’est pas non plus reconnu par d’autres États membres de la communauté internationale. Au surplus, les Unités de protection du peuple, qui encadrent le camp de Roj, sont la branche armée du Parti de l’union démocratique (PYD) syrien. L’organisation est considérée comme terroriste notamment par la Turquie, ce qui rend d’autant plus irréaliste la reconnaissance d’un État.

En outre, il est notoire que les Kurdes sont encombrés par les djihadistes étrangers, qu’ils ne sont pas capables de gérer, comme le rapporte un article du Monde versé aux débats. En vérité, dénonce les requérants, c’est le gouvernement français qui bloque le rapatriement des ces mères et de leurs enfants, et ce pour la seule raison que les enfants sont avec leur mère, car des enfants orphelins ont récemment été rapatriés – ce qui démontre par ailleurs la bonne volonté des Kurdes dans sa coopération avec la France.

La représentante du ministère conteste cette vision des choses. Sur les actes de gouvernement, elle cite un exemple concernant les relations de la France avec l’Algérie (qu’elle transpose donc au cas d’espèce). Sur la compétence territoriale, elle estime que l’administration de la zone est entièrement syrienne, tandis que Me Bourdon explique que la France « est dans une forme de contrôle et en capacité de peser localement sur le sort de ces enfants ». Me Brengarth rappelle que la France, membre de la coalition internationale, est impliquée à ce titre dans le règlement du conflit.

Fort impliquée dans cette audience qui a duré près de deux heures, la présidente de la formation a rappelé que le juge statut in concreto, et a demandé des précisions. « Quelle est la situation pénale de ces femmes ? » Les avocats n’en savent trop rien, évoquent une « zone grise ». Elles sont captives, ils parlent de « détention arbitraire ». Ces femmes et leurs enfants sont gardées, déplacées, sous la contrainte, mais aucune poursuite pénale n’est engagée, car les Kurdes ne sont pas en mesure de les poursuivre – c’est pourquoi il faut les rapatrier, plaident les avocats. De prime abord, il pourrait sembler paradoxal que ces femmes souhaitent rentrer, car elles seraient alors mises en examen (elles le savent et le demandent), probablement incarcérées immédiatement et condamnées ultérieurement, tandis que leurs enfants seraient placés. Mais elles conservent l’espoir de les rencontrer lors de parloirs médiatisés et, après avoir purgé leur peine, de les retrouver. En Syrie, l’avenir est plus incertain et, si elles ne périssent pas des conditions qui les accablent, la seule justice qui pourrait les condamner serait celle des combattants kurdes ou celle du régime syrien. Quant aux enfants ? « Ils ne sont pas responsables du choix de leur mère », répète William Bourdon.

La décision sera rendue ce matin, mardi 9 avril.