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Le futur système européen des brevets se met en ordre de marche

Après des années d’atermoiements, le paquet brevet européen semble bien être entré dans la dernière ligne droite. Un dispositif qui présente moult enjeux et défis pour l’Europe, et pour la place de Paris.

par Miren Lartigue, Journalistele 1 mars 2022

C’est un des plus vieux dossiers de la Commission européenne qui devrait être bouclé début 2023. Après des décennies de réflexions, de négociations et bien des déconvenues (v. encadré), le nouveau système européen des brevets a franchi une étape décisive le 19 janvier dernier avec l’entrée en vigueur du protocole d’application provisoire de l’accord relatif à une juridiction unifiée du brevet. Cette période transitoire d’environ huit mois doit permettre de finaliser les derniers préparatifs avant le lancement officiel du dispositif, qui entrerait alors en vigueur trois à quatre mois plus tard, soit début 2023.

Une juridiction spécialisée et un brevet européen à effet unitaire

Le nouveau système repose sur deux volets indissociables : le brevet européen à effet unitaire et la juridiction unifiée du brevet (JUB). Contrairement au brevet européen « classique » qui doit être validé dans l’ensemble des pays où l’on souhaite protéger l’invention, le brevet européen à effet unitaire permettra d’obtenir, en une seule demande et dans l’une des trois langues officielles de l’Office européen des brevets (l’anglais, l’allemand et le français), une protection uniforme dans tous les pays participants à cette coopération renforcée, soit vingt-cinq des vingt-sept États membres de l’Union européenne (tous sauf l’Espagne et la Croatie).

La JUB constitue la seconde partie du dispositif. Cette nouvelle juridiction spécialisée aura la compétence exclusive pour juger la contrefaçon et la validité des brevets européens délivrés par l’Office européen des brevets, classiques ou à effet unitaire. Pendant une période transitoire de sept ans, renouvelable une fois, il sera toutefois possible pour le demandeur ou le titulaire d’un brevet européen classique de choisir entre la JUB et une juridiction nationale. Le tribunal de première instance est composé d’une division centrale basée à Paris (pour le contentieux des transports, de l’industrie textile, de la construction, de la physique, de l’électricité, de l’électronique et des télécommunications), avec une section à Munich (ingénierie mécanique) et une autre initialement prévue à Londres avant le Brexit (chimie, biotechnologies et métallurgie). Chacun des États membres participants est par ailleurs libre de créer une division locale ou régionale (en se regroupant à plusieurs). La cour d’appel est basée à Luxembourg et le centre de médiation et d’arbitrage à Lisbonne et Ljubljana. 

Une couverture géographique qui devrait s’élargir

Signé en 2013, l’accord sur la JUB a déjà été ratifié par dix-sept des vingt-cinq États membres participants à la coopération renforcée : l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la Bulgarie, le Danemark, l’Estonie, la Finlande, la France, l’Italie, la Lettonie, la Lituanie, le Luxembourg, Malte, les Pays-Bas, le Portugal, la Slovénie et la Suède. La couverture géographique du dispositif est donc susceptible de s’étendre aux huit autres pays qui ont signé mais pas encore ratifié l’accord. Voire aux vingt-sept États membres de l’Union si l’Espagne et la Croatie, qui ont refusé de signer l’accord en 2013, venaient à changer d’avis. Le Royaume-Uni, la Suisse ou la Norvège en sont en revanche exclus parce qu’il faut être membre de l’Union européenne pour participer à cette coopération renforcée.

Les préparatifs relancés

Un temps suspendu au maintien ou non du Royaume-Uni dans le dispositif et à des recours introduits contre la ratification de l’accord en Allemagne (v. encadré), les derniers préparatifs ont donc été relancés en janvier dernier depuis l’ouverture de la période d’application provisoire. En ce qui concerne le brevet unitaire, l’essentiel des procédures et le volet financier ont déjà été adoptés fin 2015 et les derniers points à régler le seront d’ici l’été prochain. L’Office européen des brevets a par ailleurs prévu deux mesures transitoires pour les demandes de brevet européen classiques arrivées dans la phase finale de la procédure de délivrance : trois à quatre mois avant le démarrage du système du brevet unitaire, les titulaires d’une demande de brevet européen pourront introduire une demande d’effet unitaire de façon anticipée ou demander un report de la décision de délivrer un brevet européen classique pour pouvoir bénéficier de l’effet unitaire.

En ce qui concerne la JUB, le comité préparatoire chargé de sa création a déjà bouclé plusieurs chantiers, dont le règlement de procédure ad hoc, le système d’information de la cour, le mode de calcul des frais de procédure et des coûts récupérables et le « code de conduite » des praticiens. Mais au-delà des quelques points d’ordre technique ou financier qui restent à traiter (tels que l’adoption du budget de la cour), le comité préparatoire va aussi devoir régler d’autres questions sensibles pour l’avenir de la JUB.

Recrutement des juges et réattribution du contentieux de la pharmacie

À commencer par le recrutement des magistrats. Objectif : attirer les meilleurs juges européens en matière de droit des brevets pour assurer le succès de cette nouvelle juridiction. Un véritable défi pour le comité préparatoire, qui avait déjà lancé un appel à candidatures il y a cinq ans avant de devoir en suspendre le processus. Une centaine de juges doivent être recrutés, dont la moitié devront être qualifiés sur le plan juridique et l’autre moitié sur le plan technique. Et chaque formation de jugement devra être composée de trois juges de nationalité différente. Viendra ensuite le tour des greffiers. Puis de l’élection du président de la juridiction. C’est à la France qu’il revient de proposer un candidat à cette fonction stratégique pour impulser la dynamique et assurer le rayonnement de la future juridiction.

Autre sujet sensible qui reste à trancher : la réattribution du contentieux initialement attribué à Londres. Les États participants vont devoir se mettre d’accord sur le choix du pays à qui confier cette section de la JUB, chargée notamment du contentieux de la pharmacie. Une décision qui revêt une dimension éminemment politique étant donné l’importance de ce contentieux en propriété industrielle. L’Italie a déjà fait savoir qu’elle se porterait candidate. Et la France et l’Allemagne se sont portées volontaires pour accueillir cette section, à titre provisoire.

« Il y a encore beaucoup de travail à faire »

Une décision favorable à Munich qui n’est pas surprenante étant données les difficultés que pose, actuellement, la question des locaux destinés à accueillir le siège principal de la JUB à Paris. « Nous avons décidé d’installer le siège parisien de la division centrale de la JUB au centre de Paris, à proximité immédiate du palais de justice [sur l’île de la Cité] », a déclaré le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, au cours de cette même conférence internationale. « La cour d’appel et le tribunal de commerce pourront aussi accueillir des audiences plus importantes », a-t-il ajouté. Or, si le choix de ce lieu prestigieux et central est cohérent avec la stature internationale de la juridiction, la superficie disponible pour y accueillir des locaux fonctionnels est pour l’instant très limitée en raison des travaux prévus dans le palais de justice de Paris jusqu’en 2028.

Finalement, « il y a encore beaucoup de travail à faire », a conclu le président du comité préparatoire, Alexander Ramsay. « Nous pensons que nous avons encore besoin de huit mois, au minimum. Et nous ne mettrons pas fin à la phase d’application provisoire tant que nous ne sommes pas certains d’avoir une juridiction parfaitement opérationnelle. » Ce n’est que lorsque l’ensemble du dispositif sera prêt que l’Allemagne déposera son instrument de ratification de l’accord sur la JUB. La juridiction entrera alors en vigueur le premier jour du quatrième mois suivant ce dépôt. 

 

Retour sur la lente et difficile émergence du paquet brevet européen

Porté par la Commission européenne dès les années 1950, le projet visant à créer un régime simplifié de brevet européen et une juridiction supranationale spécialisée en matière de propriété industrielle a connu une longue série d’échecs. En cause : des compromis politiques qui ne répondent pas aux besoins des utilisateurs, qui vont rejeter les dispositifs proposés. Ce n’est qu’à partir du moment où la Commission a décidé d’associer véritablement les utilisateurs au projet que ce dernier a commencé à prendre forme, à partir des années 2000.

Alors que les discussions sont arrivées à un stade très avancé, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) juge, dans un avis du 8 mars 2011, que le projet d’accord sur la juridiction unifiée des brevets (JUB) est incompatible avec les dispositions des traités de l’Union. Il est alors décidé de poursuivre les discussions sur le brevet unitaire dans le cadre de la coopération renforcée. Mais la question de la langue est à l’origine d’un nouveau blocage. Certains pays, dont l’Espagne et l’Italie, veulent une traduction du brevet unitaire dans leur langue avec un effet juridique, alors que d’autres se sont mis d’accord pour qu’il produise ses effets à l’égard de tous les États membres dans une seule langue, qui doit être l’une des trois langues officielles de l’Office européen des brevets dans laquelle il a été délivré (le français, l’anglais ou l’allemand). Les discussions reprennent après le rejet des recours de l’Italie et de l’Espagne contre le brevet unitaire, fin 2012, et l’accord relatif à la JUB est signé le 23 juin 2013 par vingt-cinq États membres (dont le Royaume-Uni), rejoints par l’Italie en 2015.

Démarre alors le long processus de ratification de l’accord sur la JUB. Pour entrer en vigueur, il doit être ratifié par au moins treize des États signataires, dont les trois pays dans lesquels le plus grand nombre de brevets européens produisaient leurs effets en 2012, à savoir l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni. Mais le Brexit se profile. À la veille du référendum britannique, le comité préparatoire de la JUB prévoyait une entrée en vigueur du paquet brevet au printemps 2017. Après une longue période d’incertitude, Londres annonce, en juillet 2020, le retrait du Royaume-Uni de l’accord sur la JUB. L’Italie rejoint alors l’Allemagne et la France dans le trio des États membres qui doivent obligatoirement ratifier l’accord pour qu’il puisse entrer en vigueur. Or, si la France et l’Italie l’ont ratifié en 2017, le processus est bloqué par des recours en Allemagne. En février 2020, la Cour constitutionnelle allemande annule le vote de la loi permettant la ratification. Le second vote, fin 2020, fait de nouveau l’objet de recours devant la Cour constitutionnelle, qui les rejette l’année suivante. La loi de ratification est signée par le président de la République allemande en août 2021.

Un autre processus de ratification doit être conduit en parallèle : celui du protocole d’application provisoire de l’accord relatif à la JUB, qui prévoit une période transitoire de huit à douze mois pour finaliser l’organisation pratique. Là encore, il faut qu’un nombre minimum de pays le ratifient pour qu’il puisse entrer en vigueur. Ce nombre est atteint le 18 janvier 2022, après le dépôt de son instrument de ratification par l’Autriche. La période d’application provisoire a donc démarré. Lorsque le comité préparatoire de la JUB et les États membres jugeront que le dispositif est prêt, l’Allemagne déposera son instrument de ratification de l’accord sur la JUB, qui entrera en vigueur le premier jour du quatrième mois suivant ce dépôt. La JUB pourra alors commencer ses activités.