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L’arrêt European Superleague Company : une révolution ? Les apports à la régulation du sport et à la théorie générale du droit de la concurrence (2e partie)

L’arrêt Super League n’est pas seulement un grand arrêt pour la régulation des activités sportives (v. la 1re partie de ce commentaire, Dalloz actualité, 7 févr. 2024). C’est aussi un grand arrêt pour la théorie générale du droit de la concurrence et, plus particulièrement, pour celle de l’abus de position dominante. Au moyen d’une motivation résolument pédagogique, la Cour de justice poursuit l’effort de clarification de certaines notions fondamentales de la matière, déjà perceptible dans d’autres « grands » arrêts récents. À l’analyse, certaines de ses précisions paraissent même plus utiles à la régulation des activités numériques qu’à celle des activités sportives ! 

1. L’harmonisation notionnelle entre les articles 101 et 102 du TFUE. Si l’arrêt Super League devrait aussi passer à la postérité pour ses apports à la théorie générale du droit de la concurrence, c’est en raison de sa richesse sur le plan notionnel. À cet égard, l’un de ses points les plus remarquables tient à l’effort d’harmonisation entre les articles 101 et 102 du TFUE auquel s’attache la Cour de justice. On sait que ces deux articles, dont la lettre a vieilli, comportent d’importantes différences rédactionnelles. Par exemple, l’article 102 ne prévoit pas d’exemption comparable à celle du fameux paragraphe 3 de l’article 101 pour les ententes. De même, il n’y est pas fait mention de la notion d’objet anticoncurrentiel pourtant cardinale pour l’article 101. De longue date, on s’est donc interrogé sur la possibilité d’appliquer à l’article 102 certaines des règles de l’article 101. La jurisprudence antérieure avait déjà eu l’occasion de répondre à certaines de ces interrogations mais l’arrêt Super League est certainement l’un des plus explicites sur ce point. On relèvera ici trois importantes clarifications.

2. Abus par objet, article 102 « paragraphe 3 » et « doctrine Wouters ». La clarification la plus notable tient sans doute à la consécration de l’abus par objet, par symétrie avec l’entente par objet. La Cour étend ainsi à l’article 102 la fameuse alternative objet/effet qui guide l’établissement de la restriction de concurrence sur le fondement de l’article 101. On y reviendra (v. infra n° 6).

La deuxième clarification concerne les « justifications », déjà mentionnées dans la première partie de ce commentaire. Ce n’est pas une nouveauté1 mais l’arrêt frappe par sa clarté : ces « justifications » constituent bien un mécanisme comparable à celui de l’exemption du paragraphe 3 de l’article 101, une sorte « de paragraphe 3 »de l’article 102. La position contraire, un temps adoptée3, semble donc définitivement abandonnée. Outre la confirmation de l’existence de ces justifications, la Cour en clarifie les conditions de fond en les alignant sur celles des exemptions4.

La troisième clarification concerne la « doctrine Wouters » relative aux restrictions accessoires. Déjà évoquée elle aussi dans la première partie de ce commentaire, cette règle ne peut jouer en présence d’un comportement particulièrement nocif, notamment en cas d’entente ayant un objet anticoncurrentiel5 . Or, et c’est le point qui mérite d’être noté ici, la Cour étend cet élément de solution aux cas où le comportement constitue aussi un abus par objet6. On comprend donc que dans l’hypothèse où un comportement pourrait être appréhendé, comme en l’espèce, sur le terrain des articles 101 et 102 du TFUE, la règle des restrictions accessoires sera paralysée par la nocivité de la pratique, quel que soit le fondement sur lequel une telle nocivité serait constatée. C’est semble-t-il la première fois que la Cour l’admet de façon aussi claire.

3. Les efforts pédagogiques de la Cour concernant la notion d’abus. L’effort de pédagogie de la Cour porte aussi, et surtout, sur la notion même d’abus de position dominante. Dire que cet effort était nécessaire relève de l’euphémisme. Depuis une quinzaine d’années, l’application de l’article 102 a été marquée par un mouvement de « modernisation », selon ses promoteurs, destiné à imposer une approche dite « par les effets » ou approche « plus économique»7 et à recentrer l’action des autorités sur les seuls abus d’éviction8. Cette approche a été présentée comme nécessaire pour éviter les « erreurs de type I » (ou faux positifs)9, c’est-à-dire la prohibition de comportements en réalité proconcurrentiels. En rupture avec la jurisprudence antérieure, plus « formaliste » en ceci qu’elle s’attachait à des types de comportements plutôt qu’à leurs effets, cette nouvelle approche est aussi plus exigeante sur le plan probatoire. Elle repose, en pratique, sur l’application de « tests » économiques visant à déceler, données à l’appui, l’anormalité du comportement du dominant : les tests dits « du concurrent aussi efficace ». Schématiquement, ces tests consistent à comparer les structures de coûts du dominant à celles de ses concurrents pour apprécier leur efficacité respective10. Si les tests permettent de conclure que le concurrent aussi efficace ne peut rivaliser avec les pratiques commerciales du dominant, celles-ci pourront être jugées abusives. Le plus souvent, ces tests sont appliqués pour apprécier la licéité des pratiques tarifaires des dominants. Il s’agit donc d’un type de preuve de l’anormalité de certaines pratiques.

Mais il faut bien souligner qu’ils supposent des démonstrations économiques complexes, consommatrices de données, de temps et d’expertise pour des résultats qui ne sont pas toujours décisifs11. Il ne s’agit évidemment pas de dire que ces tests et l’approche par les effets dont ils sont l’instrument sont dénués de fondement. Sans doute ont-ils leur rationalité pour les abus d’éviction reposant sur des pratiques tarifaires12. Mais sans même discuter des arrière-pensées idéologiques qui ont pu expliquer leur promotion, ils ont aussi eu quelques effets pervers13. À la manière d’un miroir déformant, la multiplication d’affaires stéréotypées concernant des pratiques commerciales agressives de dominants a pu donner l’impression que seuls devaient être jugés abusifs les comportements dont les effets d’éviction sur des concurrents aussi efficaces étaient démontrés par le recours à ces tests14. Or ce cantonnement du domaine de l’article 102 du TFUE à un type de pratiques et à une seule méthode de qualification de l’abus ne pouvant se réclamer ni de la lettre de l’article 102 du TFUE ni de la jurisprudence des quatre décennies qui ont précédé la « modernisation », praticiens et commentateurs ont fini par douter de la définition même de l’abus. La saga Intel – toujours en cours – a d’ailleurs pu donner la mesure des incertitudes que cette nouvelle approche avait engendrées à propos de l’application de la vieille jurisprudence Hoffman-Laroche15. Enfin, les mauvaises habitudes rédactionnelles de la Cour de justice, abusant de formules sibyllines, n’ont pas contribué à éclairer les débats.

C’est précisément pour y remédier que la Cour s’est très récemment engagée dans une entreprise de clarification au moyen de longs obiter dicta. Elle l’a fait notamment à l’occasion de ses arrêts Servizio Elettrico Nazionale16 et Unilever17. L’arrêt Super League poursuit donc cet effort en une dizaine de points qui marquent par leur pédagogie18. Au point 129, la Cour indique ainsi que « pour pouvoir considérer […] qu’un comportement doit être qualifié d’« exploitation abusive d’une position dominante », il est nécessaire, en règle générale, de démontrer que, par le recours à des moyens différents de ceux qui gouvernent la concurrence par les mérites entre les entreprises, ce comportement a pour effet actuel ou potentiel de restreindre cette concurrence en évinçant des entreprises concurrentes aussi efficaces du ou des marchés concernés […] ou en empêchant leur développement sur ces marchés, étant observé que ces derniers peuvent être aussi bien ceux où la position dominante est détenue que ceux, connexes ou voisins, où ledit comportement a vocation à produire ses effets actuels ou potentiels ».

Deux points méritent d’être retenus. D’abord, l’expression « en général » montre bien que la Cour tente d’établir un cadre commun19. Ensuite, la Cour précise ce qu’il faut entendre par l’expression vague20 mais habituelle « de moyens différents de ceux qui gouvernent la concurrence par les mérites (…) » susceptibles d’être qualifiés d’abusifs. Selon elle, l’expression désigne deux grandes catégories de comportements abusifs, sans que l’on sache encore à ce stade si la liste est limitative21. La première est identifiée à ce point 129, la seconde l’est aux points suivants (v. infra n° 6).

4. Première catégorie d’abus : l’éviction ou l’entrave au développement des concurrents aussi efficaces. Cette première catégorie d’abus renvoie à l’idée qui structure le droit des abus de position dominante depuis l’avènement de l’approche par les effets évoquée au numéro précédent : sont abusives l’éviction d’un concurrent aussi efficace que le dominant ou les entraves à son développement, y compris sur des marchés connexes. Jusqu’alors, l’idée trouvait surtout sa traduction dans le test du même nom qui vient d’être présenté. Mais ici, la Cour ne paraît pas faire référence à ce test mais bien à une sorte de philosophie de...

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