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« Ne bis in idem » : la chambre criminelle fait de la résistance

Ne méconnaît pas la règle « ne bis in idem » la double poursuite devant feu le Conseil des marchés financiers et une juridiction répressive de droit interne, le CMF n’étant pas une juridiction pénale au sens de la réserve du Gouvernement français quant à l’article 4 du Protocole additionnel n° 7 à la Conv. EDH.

par Warren Azoulayle 28 septembre 2017

Les sources textuelles selon lesquelles une personne ne peut être poursuivie et punie deux fois pour les mêmes faits sont nombreuses tant en droit interne qu’européen. Pourtant, la controverse sur le fait de savoir si l’adage « ne bis in idem » s’applique est d’une endurance féroce.

En l’espèce, deux individus étaient sanctionnés en 2001 par l’ancien Conseil des marchés financiers (CMF), avant qu’il ne fusionne avec la Commission des opérations de bourse pour former l’Autorité des marchés financiers (L. n° 2003-706 du 1er août 2003), du fait de manquements à leurs obligations professionnelles édictées par le règlement général du CMF. Cette décision se trouvait confirmée par un arrêt du Conseil d’État (CE 19 mars 2003, n° 240718, Hannoun, Lebon ; D. 2004. 1804 , obs. S. Thomasset-Pierre ; RSC 2004. 118, obs. J. Riffault-Silk ). Parallèlement, une information judiciaire était ouverte et, saisi des mêmes faits, le tribunal correctionnel prononçait une relaxe partielle entrant en voie de condamnation du chef d’escroquerie le 29 novembre 2013. Appel étant interjeté par l’ensemble des parties, la cour d’appel infirmait la décision de première instance eu égard au fait que les individus avaient déjà été définitivement sanctionnés par le CMF pour les mêmes faits. Le procureur général décidait de se pourvoir devant la Cour de cassation.

Selon le demandeur, bien que la règle « ne bis in idem » se trouve garantie par l’article 4 du Protocole additionnel n° 7 à la Convention européenne des droits de l’homme, le Gouvernement français avait émis une réserve tenant au fait que seules les infractions pénales relevant de la compétence des tribunaux statuant en matière pénale, ce que n’était pas le CMF, devaient être regardées comme « une infraction » au sens de cette disposition.

Considérant au regard de cette réserve que le CMF n’était pas une juridiction pénale, la juridiction suprême cassait la décision d’appel.

L’article 4 susmentionné renferme un triptyque de garanties distinctes, dont celle de ne pouvoir être ni jugé ni puni à deux reprises, et la Cour européenne des droits de l’homme a été amenée à se prononcer à de multiples reprises sur les cas de cumul de poursuites. Sa position la plus ferme sur la question était assise par une décision Zolotoukhine c/ Russie en 2009 lors de laquelle elle affirmait qu’il était interdit « de poursuivre ou de juger une personne pour une seconde infraction pour autant que celle-ci a pour origine des faits identiques ou des faits qui sont “en substance” les mêmes que ceux ayant donné lieu à la première infraction » (CEDH 10 févr. 2009, n° 14939/03, Zolotoukhine c/ Russie, AJDA 2009. 872, chron. J.-F. Flauss ; D. 2009. 2014 , note J. Pradel ; RSC 2009. 675, obs. D. Roets ).

En outre, dans sa décision Grande Stevens (CEDH, 2e sect., 4 mars 2014, Grande Stevens et autres c/ Italie, n° 18640/10, D. 2015. 1506, obs. C. Mascala ; Rev. sociétés 2014. 675, note H. Matsopoulou ; RSC 2014. 110, obs. F. Stasiak ; ibid. 2015. 169, obs. J.-P. Marguénaud ; RTD eur. 2015. 235, obs. L. d’Ambrosio et D. Vozza ), la juridiction strasbourgeoise considérait que les faits de l’espèce, déjà poursuivis par la Commissione Nazionale per le Società e la Borsa (CONSOB), régulateur italien des marchés financiers, ne pouvaient l’être de nouveau devant une juridiction pénale, et que la règle « ne bis in idem » avait été méconnue. Pour autant, le Gouvernement italien faisait valoir qu’il avait émis une réserve quant à l’application des articles 2 à 4 du Protocole n° 7 (§§ 204 à 206) et que la loi italienne ne qualifie pas de pénales les infractions sanctionnées par la CONSOB. Usant d’un argument par l’exemple, le raisonnement était appuyé par le fait que la déclaration de l’Italie serait similaire à celle, entre autres, de la France. La portée de la décision européenne résidait ainsi dans la censure de la réserve, celle-ci devant « comporter un bref exposé de la loi visée » (§ 207), ce qui n’était pas le cas (§ 210). La doctrine soulignera pour cette raison avec justesse que la Cour mettait par là même en évidence que la réserve française était « aussi vague que celle formulée par le Gouvernement italien » (RSC 2016. 467, obs. N. Catelan ).

C’est pourtant au regard de celle-ci que, nonobstant sa vulnérabilité, la chambre criminelle écartait la violation de la règle « ne bis in idem » en l’espèce et énonçait que le CMF n’était pas une juridiction pénale, cette position rejoignant celle de la Haute juridiction administrative qui énonçait que le Conseil « [n’était] pas une juridiction au regard du droit interne » (CE 3 déc. 1999, n° 207434, Didier, Lebon ; AJDA 2000. 172 ; ibid. 126, chron. M. Guyomar et P. Collin ; D. 2000. 62 , obs. M. Boizard ; RFDA 2000. 584, concl. A. Seban ; RTD com. 2000. 405, obs. N. Rontchevsky ). Saisie de la question à cette occasion, la Cour européenne des droits de l’homme battait l’idée en brèche et constatait l’extinction de l’action publique en ce que les faits poursuivis devant la juridiction pénale étaient identiques à ceux définitivement sanctionnés par le CMF, celui-ci étant un tribunal au sens de sa propre jurisprudence et de la notion autonome qu’elle en a (CEDH 27 août 2002, Didier c/ France, n° 58188/00), à savoir un organe à qui il « appartient de trancher, sur la base de normes de droit et à l’issue d’une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence » (CEDH, plén., 22 oct. 1984, Sramek c/ Autriche, n° 8790/79).

Si certains ont cru que le Conseil constitutionnel sonnait le glas de cette guérilla par une décision « de compromis » dans l’affaire EADS (D. 2016. 1264, note J. Chacornac) qui déclarait inconstitutionnel le cumul des poursuites et des sanctions administratives et pénales en matière d’abus de marché (Cons. const. 18 mars 2015, n° 2014-453/454 QPC et n° 2015-462 QPC, AJDA 2015. 1191, étude P. Idoux, S. Nicinski et E. Glaser ; D. 2015. 894, et les obs. , note A.-V. Le Fur et D. Schmidt ; ibid. 874, point de vue O. Décima ; ibid. 1506, obs. C. Mascala ; ibid. 1738, obs. J. Pradel ; ibid. 2465, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi et S. Mirabail ; AJ pénal 2015. 172, étude C. Mauro ; ibid. 179, étude J. Bossan ; ibid. 182, étude J. Lasserre Capdeville ; Rev. sociétés 2015. 380, note H. Matsopoulou ; RSC 2015. 374, obs. F. Stasiak ; ibid. 705, obs. B. de Lamy ; RTD com. 2015. 317, obs. N. Rontchevsky ), la satisfaction aura été tant éphémère que relative. D’abord, il ne se fondait ni sur la règle « ne bis in idem », mais sur le principe de nécessité des peines (DDH, art. 8), ni ne mettait obstacle au maintien du cumul des poursuites de manière générale. Pis, approuvant le cumul des poursuites dans sa décision M. Alain D. et autres rendue quelques mois plus tard (Cons. const. 14 janv. 2016, n° 2015-513/514/526 QPC, D. 2016. 931, et les obs. , note O. Décima ; ibid. 1836, obs. C. Mascala ; ibid. 2424, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, L. Miniato et S. Mirabail ; ibid. 2017. 1328, obs. N. Jacquinot et R. Vaillant ; Rev. sociétés 2016. 246, note E. Dezeuze et G. Pellegrin ; Constitutions 2016. 183, Décision ; ibid. 261, chron. M. Disant ; RSC 2016. 293, obs. F. Stasiak ; RTD com. 2016. 151, obs. N. Rontchevsky ), la doctrine notait efficacement que « le spectre apparu en mars 2015 n’était donc qu’une illusion, un effet d’optique » (N. Catelan, obs. préc.).

Depuis lors, la loi réformant le système de répression des abus de marché (L. n° 2016-819, 21 juin 2016) a mis en place un système d’aiguillage des dossiers afin de déterminer la voie à privilégier quant à la répression des faits reprochés empêchant aux deux autorités, AMF comme Parquet national financier, de poursuivre une personne pour des faits d’abus de marché sans avoir obtenu l’acceptation de l’autre, les modalités de l’accord ayant été précisées par décret (Décr. n° 2016-1121 du 11 août 2016, Dalloz actualité, 9 sept. 2016, obs. X. Delpech ), et considérant la décision de cassation rendue en l’occurrence, il n’est pas impossible de voir perdurer une certaine incohérence entre les décisions prononcées à Strasbourg et celles de Paris.