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Pollution industrielle au chlordécone aux Antilles : examen de deux QPC

Après dix-sept années, la procédure concernant la pollution industrielle au chlordécone des Antilles était sur le point d’être achevée. L’examen des deux questions prioritaires de constitutionnalité soulevées par les avocats des parties civiles relance les discussions controversées sur l’aspect moral du crime d’empoisonnement et sur la responsabilité pénale de l’État. 

L’analyse des dossiers portant sur des drames sanitaires, à l’instar des affaires du nuage de Tchernobyl, du sang contaminé, de l’amiante, du Médiator, de la Dépakine… suggère d’appréhender des faits lointains, de s’adapter aux lois et aux connaissances scientifiques d’une époque et à leurs limites, rendant d’autant plus difficile l’administration de la preuve. Mais il est une caractéristique qui rend leur traitement pénal particulièrement délicat : l’évaluation de l’implication des pouvoirs publics dans ces drames.

Présenté comme un dossier de pollution hors normes, l’affaire sur la gestion du chlordécone aux Antilles par les acteurs économiques du secteur bananier n’échappe pas à ces paramètres. Alors que son parcours procédural s’acheminait vers une fin inévitable, l’utilisation stratégique de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par les avocats des parties civiles repousse son achèvement.

Le 23 février 2006, une première plainte avec constitution de partie civile était déposée par deux associations contre personne non dénommée pour plusieurs chefs de prévention, pour tromperie, empoisonnement, administration de substances nuisibles et mise en danger délibérée. Après l’examen de la recevabilité des demandes, allant jusqu’à la chambre criminelle en 2008, le pôle de santé publique de Paris sollicitait l’ouverture d’une information judiciaire. Les magistrats instructeurs concluaient au non-lieu par une ordonnance du 2 janvier 2023 tout en ne méconnaissant pas l’ampleur du drame, ni en niant totalement les manquements des pouvoirs publics dans l’utilisation du pesticide par les acteurs économiques de la filière banane. Le non-lieu se fondait sur plusieurs raisons de droit : la prescription d’une partie des faits visés ; l’impossibilité de les caractériser sur le plan pénal et de pouvoir les imputer à quiconque (Communiqué du 24 avr. 2024 de Mme la procureure générale de Paris). Les nombreuses parties civiles relevaient appel de l’ordonnance entreprise.

Le 10 juin 2024, la chambre de l’instruction près la Cour d’appel de Paris renvoyait l’examen des appels formés au 22 octobre 2024, notamment en raison du dépôt de deux QPC par les parties civiles (L. Radisson, Chlordécone : l’appel sur l’ordonnance de non-lieu sera examiné en octobre prochain, Actu-environnement, 11 juin 2024). Ces QPC portaient, d’une part, sur la caractérisation de l’empoisonnement et, d’autre part, sur la responsabilité pénale de l’État. Après avoir procédé à leur examen préalable et renvoyait l’examen du non-lieu en 2025, la Cour mettait sa décision en délibéré jusqu’au 13 novembre 2024. Par deux arrêts du même jour, la QPC relative à la définition du crime d’empoisonnement était transmise à la Cour de cassation et celle portant sur la responsabilité pénale de l’État rejetée, faute de caractère inédit.

Les différents points soulevés par ces QPC discutent des constructions du droit pénal limitant toujours le traitement adéquat des tragédies sanitaires et environnementales. Nous les examinerons successivement.

L’examen principal sur la caractérisation du crime d’empoisonnement

L’interprétation de l’aspect moral du crime d’empoisonnement contestée

La QPC transmise concernait la définition du crime d’empoisonnement prévu à l’article 221-5 du code pénal. L’empoisonnement nécessite-t-il de caractériser un dol spécial – l’intention homicide – en plus d’un dol général – la volonté d’administrer une substance en pleine connaissance et donc conscience de son caractère létal ?

Une réponse a été apportée par la chambre criminelle à partir d’un arrêt du 2 juillet 1998, laquelle, dans une distinction très nette, considère que « la seule connaissance du pouvoir mortel de la substance administrée ne suffit pas à caractériser l’intention homicide » (Crim. 2 juill. 1998, n° 98-80.529, D. 1998. 457 , note J. Pradel ; ibid. 334, chron. A. Prothais ; ibid. 2000. 26, obs. Y. Mayaud ; RSC 1999. 98, obs. Y. Mayaud ; TGI Paris, 23 oct. 1992, D. 1993. 222, note A. Prothais ). La démonstration requise est ardue. L’intention ne saurait se déduire de la connaissance par l’agent du caractère mortifère du produit qu’il administre à autrui (CJR 9 mars 1999, n° 99-001, D. 1999. 86 ; Gaz. Pal. 1999. 1. 221 ; Paris, 4 juill. 2002, D. 2003. 164, note A. Prothais ). La nature formelle de l’empoisonnement s’oppose toutefois à cette exigence. Les parties civiles contestent ainsi la constitutionnalité de la portée effective que l’interprétation jurisprudentielle constante depuis 1998 donne à la disposition de l’article 221-5 du code pénal sur l’élément moral, laquelle interprétation est jugée trop étendue et en contradiction avec le principe de séparation des pouvoirs. Le raisonnement adopté par la Cour avait en effet suscité d’importants commentaires, le déclarant en partie erroné juridiquement (A. Prothais, D. 1994. 118 ; Y. Mayaud, Droit pénal général, 5e éd., PUF, 2015, nos 190 s. ; E. Dreyer, Droit pénal spécial, Ellipses, 2016, p. 39, § 87 ; Rép. pén., Empoisonnement, par E. Verny, spéc. nos 70 et 71 ; Dr. pén. 1996. Chron. 34, obs. M. Veron).

Cette QPC contraint la Haute juridiction à revoir les concepts et considérations sous-jacents à son analyse de l’élément moral de l’empoisonnement dans des affaires fortement politisées sur la transmission du VIH par relations sexuelles et par transfusions sanguines. Toutefois, même si cette utilisation de la QPC apparaît ici particulièrement astucieuse, n’est-elle pas trop audacieuse ? Le Conseil constitutionnel peut-il contrôler la conformité d’une jurisprudence de la chambre criminelle sans que, finalement, ladite disposition légale soit elle-même remise en cause ? La question est...

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