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Pourquoi la police judiciaire cristallise les inquiétudes liées à la réforme de la police nationale

Magistrats et enquêteurs craignent un délaissement des enquêtes judiciaires du haut du spectre avec la réforme en cours de la police nationale, qui veut organiser son échelon départemental autour d’un seul chef.

par Gabriel Thierry, Journalistele 17 octobre 2022

L’étincelle est partie de Marseille, l’incendie s’est depuis propagé dans toute la France. En une dizaine de jours, la contestation contre la réforme territoriale de la police a considérablement enflé. C’est l’éviction du directeur zonal de la police judiciaire Éric Arella, au lendemain d’une visite glaciale du directeur général de la police nationale, Frédéric Veaux, qui a servi de détonateur. L’important émoi suscité par son limogeage a stimulé les opposants au projet qui se retrouvent ce lundi pour une nouvelle manifestation.

Cette réforme territoriale de la police, déjà expérimentée dans quelques départements d’outre-mer et de métropole, vise à « décloisonner l’ensemble des services de police », comme l’a rappelé récemment le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin dans un courrier aux policiers. Concrètement, le projet prévoit notamment de placer tous les policiers d’un département sous l’autorité d’un unique directeur départemental, là où il existe jusqu’à quatre chefs aujourd’hui, de la sécurité publique à la police judiciaire, sans oublier le renseignement et la police aux frontières. « Ces différents services travaillent trop souvent en silos, générant une perte d’efficacité », déplore ainsi le ministre de l’Intérieur, qui regrette une police « depuis longtemps mal organisée ».

Craintes dans les services de police judiciaire

Sauf que cet argumentaire peine toujours à convaincre. « Ce qui nous inquiète, c’est la mutualisation des effectifs et des moyens dévolus à l’investigation », pointe Lionel Leray, vice-président de l’association nationale de la police judiciaire, une structure qui s’est créée cet été en opposition au projet de réforme. « Les enquêteurs de la police judiciaire ont réussi à préserver ce modèle de l’enquêteur hyperspécialisé, observe le sociologue Christian Mouhanna. Ils ont besoin de temps et de créativité, mais la police est dans un modèle où l’on pense que l’autonomie est quelque chose de mauvais et où l’on centralise toujours plus. »

« Aujourd’hui, je peux très bien être amené à travailler sur une enquête dans un autre département à la suite de la saisine d’un magistrat », poursuit Lionel Leray. « Mais demain, le directeur territorial prévu par la réforme, qui sera mon supérieur hiérarchique, acceptera-t-il que je quitte son département pendant plusieurs jours, le privant ainsi d’une partie de ses effectifs ? Cela va finir en guerre des chefs », craint cet officier de police judiciaire en poste à la direction territoriale de la police judiciaire de Montpellier. Un risque lié au statut particulier des enquêteurs dans la police. Sous le contrôle de l’autorité judiciaire, ils sont cependant des fonctionnaires de la Place Beauvau. Ce qui pourrait aboutir, selon les craintes des opposants à la réforme, à une drôle de triple tutelle partagée entre les magistrats, le directeur national thématique (l’autorité fonctionnelle) et le directeur territorial (l’autorité hiérarchique).

Front des enquêteurs et des magistrats

Car même si le projet porté par la direction générale de la police nationale a une portée plus large, c’est bien ses conséquences pour les services territoriaux rattachés à la direction centrale de la police judiciaire, qui compte actuellement environ 5 600 personnels, qui cristallisent les inquiétudes. Ce qui donne au mouvement de grogne des accents inédits. Les policiers frondeurs sont en effet soutenus très fortement par des magistrats. Un rassemblement qui n’avait rien d’évident quelques mois après la phrase polémique du secrétaire général du syndicat Alliance à propos du « problème de la police […], la justice ».

« Les premiers retours de l’expérimentation en cours sont alarmants : l’autorité judiciaire est identifiée comme simple gestionnaire de flux, les priorités de politique pénale définies par les procureurs ne sont pas respectées, et la justice a perdu ses interlocuteurs spécifiques à la police judiciaire », s’alarment dans un communiqué commun trois organisations de magistrats, l’Union syndicale des magistrats, le Syndicat de la magistrature et l’Association française des magistrats instructeurs (AFMI). « La suppression projetée de l’organisation actuelle de la police judiciaire […] remettrait en cause le principe actuel garanti par la Constitution de sa direction et de son contrôle par l’autorité judiciaire », ajoutait la semaine dernière la Conférence nationale des procureurs généraux.

Les magistrats des JIRS, dans un communiqué inédit, se sont enfin inquiétés de l’impact de la réforme sur la résolution des affaires les plus graves, notamment celle de cybercriminalité, par exemple. Un constat partagé par Sarah Peillon, la secrétaire générale adjointe de l’AFMI. La juge d’instruction souligne le risque de voir les effectifs des services de police judiciaire appelés à seconder les services dédiés à la lutte contre la petite et moyenne délinquance, au détriment de leur mission première, les enquêtes complexes et la lutte contre le crime organisé. « C’est pour cela que nous demandons la sacralisation de ces services et leur renforcement », souligne Sarah Peillon.

Une filière investigation en crise

La réforme projetée touche en effet à une ligne de partage sensible, celle qui existe entre les différentes unités de police judiciaire, rattachées dans la police nationale soit à la direction centrale de la police judiciaire, soit à la direction centrale de la sécurité publique. Preuve de la sensibilité du sujet, le livre blanc de la sécurité intérieure, ce document qui devait donner le « La » de la transformation de la Place Beauvau, évoquait également, à côté d’une réorganisation de la police nationale en directions départementales unifiées, la possibilité d’une autre option. Celle-ci aurait au contraire privilégié la création d’une plus large filière judiciaire intégrant des unités d’enquêtes venues de la direction centrale de la sécurité publique.

« Nos collègues de la sécurité publique, bien que très compétents, sont submergés par une délinquance de masse », déplore le policier Lionel Leray. Ce qui alimente, estime l’officier de police judiciaire, « une crise profonde dans la filière investigation, à la fois le résultat d’une lourdeur procédurale mais aussi d’une judiciarisation à outrance ». Une crise déjà bien documentée. Comme le remarquait il y a un an la Cour des comptes, l’investigation « n’attire plus les policiers confirmés et ses résultats sont marqués par un faible niveau d’élucidation des délits de bas et milieu de spectre ». Concrètement, les policiers préfèrent désormais privilégier une carrière dans la sécurité publique ou le renseignement, par exemple, au détriment d’un poste d’enquêteur.

Temporisation de la réforme

Face à la fronde, le ministre de l’Intérieur a visiblement préféré temporiser. Dans son dernier courrier aux agents de la direction centrale de la police judiciaire, Gérald Darmanin a ainsi esquissé un calendrier plus lointain. Une mission d’audit menée par trois inspections (IGA, IGJ et IGPN) doit ainsi rendre son rapport à la fin de l’année.

Sur le fond, le ministre a donné quelques gages. « Aucune antenne PJ, aucun office, ni aucun service ne sera supprimé », ajoute-t-il. De même, « aucun policier de PJ ne fera autre chose que ce qu’il fait aujourd’hui, sur son lieu d’affectation actuel », poursuit le ministre. « Le rôle de coordination de la direction zonale en charge de la filière judiciaire sera déterminant, notamment pour les services interdépartementaux de police judiciaire et pour le plus haut niveau judiciaire de chaque département », précise-t-on également dans l’entourage du directeur général.

Le ministre a également promis une augmentation des moyens dédiés au traitement de la grande criminalité. De même, les doctrines de filière, en cours de rédaction, doivent contribuer à calmer les inquiétudes venues du ministère de la Justice. Celle consacrée à la police judiciaire doit être partagée prochainement avec la Place Vendôme. « Ces doctrines seront le socle de fonctionnement des différentes filières et la garantie de certains engagements », ajoute la direction générale de la police nationale.

L’impossible réforme ?

Si la Place Beauvau joue la montre, c’est aussi parce que l’Assemblée nationale et le Sénat viennent de lancer leur mission d’information. Et pour éviter une collision malencontreuse de son projet de réforme avec les élections professionnelles, prévues pour le mois de décembre. Reste que le projet, pourtant présenté comme l’une des plus importantes réformes de l’institution de ces dernières décennies, apparaît aujourd’hui mal engagé.

« Ce qui est frappant, c’est que l’exécutif n’arrive pas à réformer la police nationale », souligne le directeur de recherche au CNRS Sébastian Roché.  »Cela fait trente ans que le ministère de l’Intérieur se dit qu’il devrait rationaliser l’organisation de la police nationale, cela montre la profondeur de la crise, ajoute-t-il. Mais hormis le sujet de la lutte antiterroriste, l’État est incapable d’aller au bout de ses réformes policières, alors qu’on alloue sans contrepartie des moyens énormes au ministère de l’Intérieur. »

« Il est plus que temps d’envisager une refondation complète de la filière investigation », s’impatiente ainsi le syndicat Unité magistrats. Une reconstruction de la filière qui passerait alors, estime l’organisation syndicale, par un rattachement des services de police judiciaire au ministère de la Justice… Avec d’abord une priorité donnée à l’absorption des offices centraux. « Cela repose cette question », confirme Christian Mouhanna, citant les exemples portugais et italien, à la tutelle différente. « Mais le pouvoir exécutif est-il prêt à lâcher de vrais pouvoirs au judiciaire ? On dit que la justice est lente mais c’est d’abord une question de moyens. »