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Procès UBS : la défense dénonce « la contorsion procédurale » utilisée par le PNF

UBS AG, sa filiale française et six anciens cadres de la banque sont poursuivis devant le tribunal correctionnel de Paris pour démarchage bancaire illégal, blanchiment de fraude fiscale et complicité de ses délits entre 2004 et 2012. La justice estime à 10 milliards les sommes non déclarées au Fisc. La banque risque une amende de 5 milliards d’euros.

par Marine Babonneaule 9 octobre 2018

Éric Dezeuze est un homme expressif. Assis à côté de la quinzaine de confrères qui constitue la défense – les avocates se comptent sur les doigts d’une main –, Me Dezeuze, conseil de la filiale française d’UBS, farfouille ses dossiers, fronce les sourcils, sourit, feint l’étonnement, remue les mains, balance la tête, entoure vivement des notes au feutre rouge. L’associé de chez Bredin Prat paraît agité. Il ne l’est pas. Il se prépare à plaider sa question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Il est un ciseleur en la matière, son œil se noircit. Il était à l’œuvre notamment lors du procès Wildenstein.

UBS Suisse (« UBS AG ») est poursuivie pour démarchage bancaire illégal et blanchiment aggravé de fraude fiscale. UBS France est, elle, poursuivie pour complicité de démarchage bancaire illégal et pour complicité de blanchiment de fraude fiscale. Cela a taraudé les avocats. Lundi, devant la 32e chambre correctionnelle de Paris, Éric Dezeuze a expliqué pourquoi la qualification de blanchiment de fraude fiscale pour des faits qui relèvent en réalité, selon lui, de complicité de fraude fiscale porte atteinte au principe d’égalité et n’est en réalité qu’une manœuvre « arbitraire » des magistrats1. « Hypocrisie judiciaire et juridique. […] Il y a une rupture d’égalité car le régime applicable est radicalement différent. Un fait identique, un manquement identique peuvent-ils être, au gré de la qualification choisie, soumis à deux incriminations différentes avec deux régimes juridiques radicalement différents ? »

Le Conseil constitutionnel a tiré « une considération originale du principe d’égalité, plus particulièrement le principe d’égalité devant la loi pénale. Dans une décision QPC du 28 juin 2013 (Cons. const. 28 juin 2013, n° 2013-328 QPC, AJDA 2013. 1368 ; D. 2013. 1631 ; ibid. 2713, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et T. Potaszkin ; ibid. 2014. 2423, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et C. Ginestet ; AJ pénal 2013. 471, obs. P. Belloir ; Dr. soc. 2014. 137, chron. R. Salomon ; RSC 2013. 827, chron. ; ibid. 912, obs. B. de Lamy ) – dont on dira qu’elle est isolée –, le Conseil constitutionnel a exprimé une nouvelle portée à ce principe, un « principe d’ailleurs dégagé d’office », tient-il à souligner. L’avocat évoque la décision Emmaüs (il relève l’ironie de la référence) : il était question de perception frauduleuse de prestations sociales donnant lieu à la fois à une peine de cinq ans de prison et 375 000 € d’amendes (CASF) et à une peine de 5 000 € d’amende (CSS). Les juges constitutionnels, se fondant sur le principe d’égalité devant la loi, avaient relevé dans cette affaire la différence de traitement quant aux peines encourues, à la procédure applicable et aux conséquences d’une éventuelle condamnation. Ils ajoutaient aussi que les peines de nature différente avaient également pour conséquence de modifier le régime de répression et prononçaient, de fait, l’inconstitutionnalité de la mesure déférée.

« Le principe d’égalité n’interdit pas des traitements différents si les agissements sont de nature différente, ajoute l’avocat. Il ne peut en revanche y avoir de peines différentes que si les situations sont différentes. Pour une même infraction, un même comportement, il ne peut y avoir un régime répressif « radicalement » différent. Le Conseil constitutionnel ne l’a pas exprimé comme tel mais la doctrine est très claire : il faut prévenir l’arbitraire dans les poursuites ». Éric Dezeuze tacle le parquet national financier (PNF) avec bonhommie et politesse, ce qui ne trompe personne. « Il faut éviter que l’autorité de poursuite choisisse les poursuites à son gré, à sa fantaisie, à ses caprices ». Est-ce une décision isolée ? L’avocat pare le coup. « Heureusement que nous ne sommes pas confrontés à de telles situations tous les jours ! Il y a néanmoins au moins deux autres décisions sur le sujet2. […] Ce qui est intéressant à noter, c’est que le Conseil constitutionnel a censuré un texte alors que l’application des règles de conflit de qualifications aurait permis d’isoler la disposition au détriment de l’autre. Il ne l’a pas fait. » Bref, ce qu’il faut retenir, c’est, pour des faits similaires, l’importance de l’écart dans les peines encourues.

« Pourquoi toute cette contorsion procédurale ? »

« En quoi ce principe d’égalité devant la loi a vocation à se poser dans notre affaire ? », interroge Éric Dezeuze. C’est très simple : pour la défense, le fait, pour le PNF, d’avoir arbitrairement choisi la qualification de blanchiment ou complicité de blanchiment au lieu de celle de complicité de fraude fiscale porte atteinte au principe d’égalité devant la loi pénale. C’est important car une seule des deux qualifications pénales retenues « a vocation à être appliquée à ces faits identiques ». « Pourquoi toute cette contorsion procédurale ? Pour éviter le verrou de Bercy », s’agace à peine Éric Dezeuze. Un verrou mort depuis 2008, selon lui, c’est « l’hypocrisie juridique ». « Nous y sommes habitués chaque jour dans notre pratique. » Tout ceci constitue « les subtilités de la répression de la fraude fiscale. Cohabitent deux régimes inexplicablement distincts quand il s’agit de poursuivre la fraude fiscale ». Résultat : deux régimes répressifs fort différents et des peines « sans commune mesure ». L’avocat explique : si UBS France était poursuivie pour complicité de fraude fiscale, l’amende maximale serait, pour les années 2004 à 2008 (période de la prévention), de 187 500 €. En revanche, le recours à la complicité de blanchiment aggravé de fraude fiscale pourrait aboutir à une amende de 3 750 000 €, à laquelle s’ajouterait une amende de 73 millions d’euros (C. pén., art. 324-3).

Enfin, qualifier ces faits de blanchiment de fraude fiscale permet à l’État de demander des dommages et intérêts. Ah, l’État, « la belle au bois dormant » dans ce dossier, qui s’est « gentiment raccroché au wagon en arguant d’un préjudice bien tardivement et qui demande 1 milliard 6. Si nous étions poursuivis pour complicité de fraude fiscale, l’État ne pourrait rien demander ! Nous sommes les victimes de cette rupture d’égalité. Le verrou de Bercy… on peut le considérer comme l’arbitraire de l’administration. Peut-être qu’il disparaîtra avec la discussion actuelle devant le parlement, c’est peut-être un progrès démocratique, peut-être que les régimes vont s’aligner, mais il y a toujours une distorsion entre les peines. Et on peut demander de ne pas être soumis à la fantaisie, aux caprices de celui qui choisit le moyen de l’action publique ». Il faut transmettre la QPC, termine Me Dezeuze.

Pour le parquet, aucune des conditions de transmission de la QPC n’est réunie. « Par pitié, a supplié le magistrat Serge Roques, ce dossier est complexe, ne faisons pas trop d’anecdotes ou de prospectives », a-t-il rapidement balayé. À croire, dit-il, taquin, que la défense « revendique la complicité de fraude fiscale ». Non, il n’y a pas de contestation possible de l’autonomie du délit de blanchiment, « il y a bien deux incriminations différentes portant sur des faits distincts ». Pendant ce temps, Éric Dezeuze exprime silencieusement son désaccord. Il hoche la tête, lève les yeux au ciel puis proteste. « Il n’est pas question de double incrimination ici ! Seuls les faits identiques comptent. » Il se rassoit agacé, manque de tomber. La salle rit. 

La présidente de la 32e chambre se donne jusqu’à jeudi – soit un jour de procès annulé – pour se prononcer. L’audience est suspendue. « Je suis ravi de constater que le tribunal prend notre question au sérieux », lance souriant Éric Dezeuze.

 

 

Une atteinte à la séparation des pouvoirs

Les avocats de la banque suisse, Jean Veil et Denis Chemla, ont également plaidé une QPC sur le fondement, cette fois, de l’atteinte au principe de séparation des pouvoirs3. Comment est-ce possible de poursuivre pour blanchiment de fraude fiscale sans plainte de l’administration ? La réforme en cours est d’ailleurs la preuve, selon eux, que le législateur peut « amender » le verrou de Bercy. « Dans cette affaire, l’autorité judiciaire violente la séparation des pouvoirs par le biais du ministère public et l’utilisation de la procédure de blanchiment. […] Il y a un monopole de l’administration. […] Et l’on peut se demander si ce contournement par la justice ne pose pas un certain nombre de problèmes. C’est une situation de contournement anticonstitutionnel. » Jean Veil tacle lui aussi au passage l’État « opportuniste » qui « n’a jamais déposé de plainte alors que nous avons le sentiment que tout le monde savait, que tout le monde croyait que les banques suisses malhonnêtes faisaient du braconnage. Il n’y a jamais eu une plainte, ni dans les années 1960, ni dans les années 1970, ni 1980 ou 1990. Il aura fallu ouvrir une procédure de blanchiment pour que l’État français s’investisse et demande 1 milliard 6 de dommages et intérêts ».

 

1 Selon les termes de la QPC, « les dispositions combinées des articles 121-6 et 121-7, 324-1, alinéa 2, 324-2 et 324-3 du code pénal portent-elles atteinte au principe constitutionnel d’égalité devant la loi, qui découle de l’article premier de la Constitution du 4 octobre 1958 et de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, en ce qu’elles peuvent être appliquées pour poursuivre sous la qualification de blanchiment aggravé de fraude fiscale des faits relevant de la qualification de complicité de fraude fiscale, prévue et réprimée par les articles 121-6 et 121-7 du code pénal et 1741 et 1742 du code général des impôts, qui emportent sans la moindre justification objective un régime répressif radicalement différent de celui du blanchiment aggravé ? »
2 Cons. const. 13 mars 2014, n° 2014-690 DC, AJDA 2014. 589 ; D. 2014. 1297, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ; ibid. 2423, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et C. Ginestet ; ibid. 2015. 943, obs. D. Ferrier ; Constitutions 2014. 166, chron. P. Bachschmidt ; ibid. 169, chron. P. Bachschmidt ; RTD com. 2014. 163, obs. D. Legeais et 16 févr. 2018, n° 2017-692 QPC, D. 2018. 356 ; Constitutions 2018. 188, décision .
3 Selon les termes de la QPC, « les articles
 324-1du code pénal et L. 228 du livre de procédures fiscales qui – selon l’interprétation jurisprudentielle retenue par la Cour de cassation dans son arrêt n° 07-82.977 du 20 février 2008 – ne subordonnent pas, en matière de blanchiment de fraude fiscale, l’action publique à une plainte préalable de l’administration fiscale, portent-ils atteinte au principe constitutionnel de séparation des pouvoirs, à l’indépendance des pouvoirs législatif et exécutif ainsi qu’aux articles 7 et 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ? »