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Recours entre coauteurs : encore et toujours la primauté de la faute

Les juges du fond ne peuvent pas fonder leur décision exclusivement sur une expertise non judiciaire demandée par une seule partie même débattue contradictoirement. En outre, le recours en contribution d’un coauteur non fautif contre un coauteur fautif ne donne pas lieu à un partage de la dette mais est intégral.

par Anaïs Hacenele 9 octobre 2018

Une société (Eurovia) a fait procéder à des travaux d’élargissement d’une autoroute par une société de construction TBM Hendaye. Cette dernière a loué auprès de la société Haristoy une semi-remorque avec benne assurée auprès de la société GAN. À la suite d’un accident sur le chantier provoqué par la rupture de l’axe de rotation arrière de l’engin, la société Eurovia a assigné la société Haristoy auprès de laquelle était louée la benne ainsi que la société auprès de laquelle elle était assurée. Pour se défendre, la société GAN a versé aux débats un rapport d’expertise qui imputé l’origine de l’accident au fait que la société locatrice n’avait jamais fait réparer la semi-remorque après qu’elle a été endommagée au cours d’un précèdent accident.

La Cour d’appel a retenu la responsabilité de la société Haristoy en tant que propriétaire de la chose à l’origine du dommage en se fondant exclusivement sur l’expertise qui établissait sa faute. Les juges du fond ont justifiaient la prise en compte de l’expertise par le fait qu’elle ne qu’il n’existait aucun autre élément et que la société Haristoy ne produit aucun élément susceptible de remettre en cause ce que dit l’expertise.

Sur ce premier point, les juges du fond sont censurés par la Cour de cassation au visa de l’article 16 du code de procédure civile qui consacre le principe du contradictoire. Cette dernière rappelle que lorsque l’expertise n’est pas judiciaire et qu’elle a été demandée par une seule partie, même si elle a été débattue contradictoirement, les juges du fond ne peuvent pas fonder leur décision uniquement sur elle.

La solution n’est pas nouvelle. En matière d’expertise extrajudiciaire, le rapport amiable établi par un expert peut être une preuve si le principe du contradictoire n’a pas été respecté à la condition qu’il ait été soumis à la libre discussion des parties ensuite (Civ 2e, 14 sept. 2006, n° 05-14.333, Bull. civ. II, n° 225 ; AJDI 2007. 562 , obs. C. Denizot ; Cass., ch. mixte, 28 sept. 2012, n° 11-11.381, Dalloz actualité, 9 oct. 2012, obs. M. Kebir ; ibid. 2013. 269, obs. N. Fricero ; ibid. 2802, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Darret-Courgeon ; RTD civ. 2012. 771, obs. R. Perrot ). Cette souplesse de la Cour de cassation s’explique par une volonté d’assurer une bonne marche de la procédure. Une mise à l’écart totale de l’expertise judiciaire viciée rendrait nécessaire la production d’une nouvelle mesure d’instruction qui risquerait le plus souvent d’aboutir aux mêmes conclusions (en ce sens v. Dalloz actualité, 9 oct. 2012, obs. M. Kebir, préc.). Du temps serait perdu inutilement.

Toutefois, la Cour de cassation conditionne cette utilisation. Elle affirme que, « si le juge ne peut refuser d’examiner une pièce régulièrement versée aux débats et soumise à la discussion contradictoire, il ne peut se fonder exclusivement sur une expertise réalisée à la demande de l’une des parties » (Cass., ch. mixte, 28 sept 2012, n° 11-18.710, Bull. ch. mixte n° 2 ; Dalloz actualité, 12 cot. 2012, obs. C. Tahri ; ibid. 2013. 269, obs. N. Fricero ; ibid. 2802, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Darret-Courgeon ; RTD civ. 2012. 769, obs. R. Perrot ). Le rapport amiable, même s’il a fait l’objet d’un débat contradictoire, ne peut à lui seul emporter la conviction du juge (Com. 29 janv 2013, n° 11-28.205, Procédures 2013, comm. n° 97, obs. R. Perrot). Le dossier doit forcément contenir des éléments corroborant les conclusions de l’expertise. En l’espèce, c’est ce qui faisait défaut. Les juges du fond n’ont pas relevé d’autres éléments de preuves convergents, de sorte que c’est de façon tout à fait logique que la haute juridiction, au visa de l’article 16 précité, casse la décision.

D’autre part, la Cour d’appel a décidé que la société GAN auprès de laquelle est assurée la semi-remorque, laquelle a indemnisé entièrement la victime, peut se retourner contre la société responsable sur le fondement de la faute par le biais d’une action récursoire. Elle ne lui permet cependant pas d’obtenir le remboursement intégral de l’indemnité versée à la victime. Puisqu’il y a plusieurs coresponsables, pour obtenir un remboursement intégral elle doit fractionner ses recours en agissant d’une part, contre la société qui utilisait la chose au moment de la survenance du dommage en tant que gardien ; d’autre part, contre la société propriétaire en tant qu’auteur de la faute.

Les juges du fond ne tiennent pas compte de la nature des responsabilités de chaque responsable mais considèrent qu’en tant que coauteurs des faits dommageables, ils doivent tous deux contribuer à la dette.

La Cour de cassation – fidèle à l’application des règles classiques qui gouvernent la contribution à la dette des coresponsables – casse l’arrêt sur ce point également. Elle rappelle et confirme que le coauteur gardien d’une chose qui n’a pas commis de faute dispose d’un recours intégral à l’encontre de l’auteur d’une faute.

Si la solution est constante, elle n’en est pas moins critiquable.

De lege lata, une distinction est faite entre trois situations. Lorsque le recours oppose des coresponsables fautifs, le partage de la dette de réparation entre eux se fait principalement à l’aune de la gravité des fautes (Req. 24 déc. 1886, S. 1886. I. 460 ; v. aussi Civ. 11 juill. 1892, H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette et F. Chénédé, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, n° 258, p. 597 ; S. 1892. 1. p. 505, note A. Whal ; Civ. 2e, 13 janv. 2011, n° 09-71.196, Bull. civ. II, n° 8 ; Dalloz actualité, 2 févr. 2011, obs. M. Rezgui ; RTD civ. 2011. 359, obs. P. Jourdain ; Gaz. Pal. 24 mars 2011, n° 83, p. 9, note L. Clerc-Renaud ; 9 juin 2016, n° 14-27.043, Dalloz jurisprudence). En principe, chacun contribue à la dette même si cette contribution se fait dans des proportions différentes.

Lorsque le recours oppose des coresponsables tenus d’une responsabilité objective et si aucune faute ne leur est imputable, le partage de la dette de réparation entre eux se fait à parts égales (Soc. 1er juin 1972, n° 71-10.711, Bull. civ. V, n° 403 ; JCP 1972. IV. p. 184 ; Civ. 2e, 13 nov. 1974, nos 73-11.934 et 75-14.613, Bull. civ. II, n° 298 ; D. 1975. IR 35 ; 17 nov. 1976, n° 75-12.137, Bull. civ. II, n° 310 ; JCP 1977. II. 18550, note L. Mourgeon ; 11 mai 1977, n° 75-14.613, Bull. civ. II, n° 126 ; JCP 1977. IV. p. 171 ; 8 mai 1978, n° 76-13.802, Bull. civ. II, n° 126 ; Gaz.Pal. 1978, II. Somm. 262 ; 17 déc. 1979, n° 77-13.000, Bull. civ. II, n° 292 ; JCP 1980. IV. 93 ; 1er févr. 1981, Compagnie Helvetia, accidents et autres, n° 79-163.01, Bull. civ. II, n° 33 ; JCP 1981. IV. 147 ; D. 1981. IR 378 ; 10 mai 1991, n° 90-12.257, Bull. civ. II, n° 134 ; RTD civ. 1992. 127, obs. P. Jourdain ; Civ. 3e, 20 déc. 2006, n° 05-10.855, Bull. civ. III, n° 254 ; D. 2007. 1472 , note J.-P. Karila ; ibid. 148, obs. I. Gallmeister ; ibid. 2490, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin ; ibid. 2897, obs. P. Brun et P. Jourdain ; RDI 2007. 145, obs. E. Gavin-Millan-Oosterlynck ; ibid. 170, obs. P. Malinvaud ; RTD civ. 2007. 360, obs. P. Jourdain ; RCA 2007, comm. n° 117, obs. H. Groutel). Chacun contribue à la dette dans des proportions identiques. S’il est normal que chacun supporte une part de la dette, le fait que chaque part soit identique est contestable. Les faits dommageables imputés aux coauteurs n’ont pas tous contribué à la réalisation du dommage avec la même intensité. À défaut de faute de part et d’autre, le critère de la gravité ne peut pas être utilisé, mais le rôle causal le pourrait (à la condition toutefois de déterminer et de préciser la méthode en vertu de laquelle la mesure de la causalité se fait, sans quoi, les solutions apparaîtraient arbitraires).

Lorsque le recours oppose des coresponsables fautifs et non fautifs, aucun partage effectif n’a lieu. Le recours du solvens fautif contre le coresponsable tenu d’une responsabilité objective est exclu (v. par ex. Civ. 2e, 19 nov. 1970, JCP 1971. II. 16748 ; 23 févr. 1983, n° 80-14.495, Bull. civ. n° 54 ; JCP 1984. II. 20124, note N. Dejean de la Bâtie ; 10 avr. 1991, n° 89-21.158, Bull. civ. II, n° 114 ; RTD civ. 1992. 127, obs. P. Jourdain ). À l’inverse, le recours du solvens non fautif contre le responsable fautif est intégral (Civ. 1re, 16 mai 1960, D. 1960. 737, note A. Tunc ; Civ. 2e, 13 nov. 1991, n° 90-16.796, Bull. civ. II, n° 300 ; RTD civ. 1992. 127, obs. P. Jourdain ; RCA. 1992, comm. n° 58 ; contra Civ. 2e, 15 déc. 1986, n° 85-12.623, D. 1987. 221, obs. C. Larroumet). Dans cette situation, tous les coauteurs ne contribuent pas à la dette, seul le fautif supporte, in fine, le poids de celle-ci.

La façon dont chacun contribue à la dette ne se détermine pas selon leur qualité mais en fonction de la nature de la responsabilité de laquelle ils sont tenus. Si le coresponsable tenu sur le fondement d’une responsabilité pour faute s’oppose à un coresponsable tenu d’une responsabilité objective, il supporte le poids entier de la dette. Aucun partage des responsabilités n’est opéré à proprement parler. Soit le recours est exclu, soit il donne lieu à un remboursement intégral. Le juge procède à une hiérarchisation des responsabilités et octroie à la faute une place centrale qu’elle n’a pas au stade de l’obligation à la dette. La victime est libre d’agir contre le coresponsable fautif et/ou le coresponsable non fautif de la même façon. Chacun d’eux est susceptible d’être condamné au tout dans les mêmes termes. De ce point de vue, l’intégralité du recours comme son exclusion apparaissent à la fois anachroniques et injustifiées (en ce sens, v. P. le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz action, n° 2132.146 ; P. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, 4e éd., Lexisnexis, 2016, n° 592, p. 406).

Cette solution se justifie par la mise en oeuvre de la fonction sanctionnatrice et moralisatrice de la responsabilité : le juge sanctionne le fautif en le faisant supporter toute la dette. Néanmoins, du point de vue de la technique juridique elle n’est pas toujours correcte.

Il est tout à fait concevable que le recours soit intégral lorsqu’il oppose l’auteur d’un fait dommageable à un simple répondant du dommage. L’auteur est responsable par le biais d’une imputation du fait dommageable, lequel découle de son comportement. En ce sens, il est tenu d’une dette principale équivalant à la participation de ce fait dans le dommage. Le répondant est responsable en vertu d’une imputation, non pas du fait dommageable puisqu’il n’en est pas l’auteur direct, mais du dommage qui en résulte. Il est tenu d’une dette de garantie de la dette principale de l’auteur. L’exemple type de ce système est la responsabilité du fait d’autrui lato sensu.

En revanche, entre coauteurs, puisque tous ont contribué de façon effective et matérielle à la survenance du dommage par le biais des faits dommageables, ils devraient tous contribuer à la dette.

Le projet de réforme de la responsabilité civile du 17 mars 2017 prévoit à l’article 1265 que les personnes coresponsables d’un même dommage sont tenues, vis-à-vis de la victime, solidairement. Il précise ensuite, à propos de la contribution à la dette, que, « si toutes ou certaines d’entre elles ont commis une faute, elles contribuent entre elles à proportion de la gravité et du rôle causal du fait générateur qui leur est imputable. Si aucune d’elles n’a commis de faute, elles contribuent à proportion du rôle causal du fait générateur qui leur est imputable, ou à défaut par parts égales ». Il abandonne le recours intégral de l’auteur d’un fait dommageable non fautif contre l’auteur d’un fait dommageable fautif et l’exclusion du recours dans le cas inverse. Il prévoit que tout coauteur, quelle que soit la nature du fait dommageable qui lui est imputé, doit contribuer à la dette de réparation.

Il est regrettable que, contrairement aux juges d’appel, la Cour de cassation n’ait pas fait application de ces règles et qu’elle continue, coûte que coûte, à faire de la faute la clé de voûte du partage entre coauteurs.