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Révocation d’une donation d’œuvre d’art pour inexécution des charges

L’action en révocation d’une donation d’œuvre d’art pour inexécution de la charge de ne pas revendre le bien ne relève pas du droit moral de l’artiste. Elle peut donc être intentée par le conjoint survivant héritier, peu important que le droit moral de l’artiste ait été dévolu aux descendants.

par Quentin Guiguet-Schieléle 11 février 2019

Les articles 953 et 954 du code civil inaugurent une section sur les donations entre vifs relative aux « exceptions à la règle de l’irrévocabilité des donations entre vifs ». Par dérogation à l’article 894 du même code, qui définit la donation comme un contrat irrévocable, il est en effet prévu que la libéralité entre vifs pourra être révoquée pour cause d’ingratitude, de survenance d’enfants, et surtout « d’inexécution des conditions sous lesquelles elle aura été faite » (M. Chanteux-Bui, La révocation des libéralités pour inexécution des charges, D. 1979. Chron. 263). Mais, lorsque la charge pèse sur une œuvre d’art, se pose la question de sa nature morale ou matérielle. Cette question met en concurrence le droit des libéralités et des successions, d’une part, et le droit de la propriété littéraire et artistique, d’autre part, mais aussi les règles de dévolution classiques et celles relevant des successions particulières ou anomales.

En l’espèce, un artiste avait fait donation de quatorze de ses œuvres à une association et avait précisé par missive que « ces œuvres ne pourront en aucun cas être revendues et qu’elles ne pourront être utilisées que pour des accrochages ou des expositions à caractère non commercial et non publicitaire ». Il décédait vingt et un ans plus tard, laissant pour lui succéder son épouse, bénéficiaire de l’attribution intégrale de leur communauté universelle, et leurs cinq enfants. Ces derniers se virent transmettre, outre la nue-propriété des biens propres du de cujus (les droits patrimoniaux d’auteur), le droit moral de l’artiste, c’est-à-dire le droit de divulguer l’œuvre qui, après sa mort, est exercé, faute d’exécuteur testamentaire, en priorité par les descendants (CPI, art. L. 121-2, al. 2). Ayant découvert que l’une des œuvres données (le Monochrome vert) allait faire l’objet d’une vente aux enchères publiques, le conjoint survivant a fait procéder, avant la vente, à une saisie-revendication, puis a assigné l’association en révocation de la donation pour inexécution fautive des charges. L’action fut rejetée en première instance et en appel. La cour d’appel de Versailles releva, dans son arrêt du 22 décembre 2017, que la révocation de la donation était sollicitée par la demanderesse au motif que la volonté de son époux tenant à l’absence de revente des œuvres ou à leur exposition n’a pas été respectée. Or ces charges ne relèveraient pas de la propriété matérielle des supports des œuvres mais du droit moral de l’artiste. N’étant pas titulaire de ce droit moral, la demanderesse était dépourvue de qualité à agir et son action n’était pas recevable. Cette solution sévère aboutit à un laxisme regrettable. Un observateur avait d’ailleurs déploré la « curieuse indulgence » dont avait fait preuve ici la cour d’appel (F. Pollaud-Dulian, Donation d’œuvres d’art avec charge à une association : des pratiques bien étranges et une curieuse indulgence, RTD com. 2018. 334 ).

Un pourvoi fut formé. La Cour de cassation se trouva ainsi saisie d’une question relative à la nature des charges grevant la donation d’une œuvre : la volonté de l’auteur de ne pas voir les œuvres qu’il donne vendues ou exposées relève-t-elle de son droit moral ou constitue-t-elle une charge grevant la donation ? La première chambre civile casse l’arrêt d’appel pour violation de la loi et renvoie les parties devant la cour d’appel de Paris. Au visa des articles 953 et 954 du code civil, elle énonce dans un attendu de principe que l’action en révocation d’une donation pour inexécution des charges peut être intentée par le donateur ou ses héritiers. Elle tranche ensuite la question de la nature des charges : la donation portait sur des biens corporels (les œuvres) dont l’action en révocation tendait à la restitution. Il en résulte, quoique la cour ne l’énonce pas clairement, que les charges relèvent de la propriété matérielle des supports des œuvres et non du droit moral de l’auteur sur son œuvre. Le conjoint survivant avait donc qualité pour agir et son action était recevable, même si le droit moral était dévolu aux descendants.

S’agissant de la frontière entre le droit des libéralités et le droit de la propriété littéraire et artistique, la solution est pleinement satisfaisante. Elle donne clairement la préférence au droit des libéralités, mais uniquement dans l’hypothèse particulière d’une donation d’œuvre assortie d’une manifestation de volonté qui peut s’assimiler à une charge pesant sur le donataire. Il ne s’agit pas d’écarter purement et simplement la protection offerte par l’article L. 121-2 du code de la propriété littéraire artistique mais de la combiner utilement avec les causes légales de révocation des donations entre vifs. L’œuvre est ainsi doublement protégée : sur le plan moral, par le droit spécial dont sont investis les descendants en vertu des règles de la propriété littéraire et artistique, et sur le plan matériel, par le droit classique des transmissions à cause de mort qui investit les héritiers des droits et actions du de cujus via le principe de succession à la personne. La distinction critiquable opérée par les juges du fond entre les charges portant sur les biens et celles relatives au droit moral n’est ainsi pas consacrée. En effet, « la charge qui conditionne une donation peut reposer sur toutes sortes d’intérêts moraux ou matériels » et « elle affecte toujours un bien » (F. Pollaud-Dulian, art. préc.). Une telle distinction « confond la propriété matérielle des tableaux et la propriété intellectuelle de l’œuvre » (ibid.).

S’agissant du régime de l’action en révocation des donations pour inexécution des charges, la Cour de cassation trouve ici l’occasion d’apporter des précisions utiles. D’abord, elle reconnaît qu’une lettre concomitante à un don manuel peut valablement exprimer une charge. Ensuite, elle admet implicitement que la révocation pour inexécution est justifiée en cas de vente sur saisie (d’autant plus quand le débiteur saisi était en réalité le président de l’association donataire !). Mais, surtout, elle énonce clairement que l’action en révocation d’une donation pour inexécution des charges peut être intentée par le donateur ou ses héritiers. La solution n’est ni nouvelle ni surprenante (elle est ainsi présentée comme évidente par la doctrine, v. M. Grimaldi [dir.], Droit patrimonial de la famille, Dalloz action 2018/2019, n° 315.54, p. 907 ; M. Planiol et G. Ripert (et A. Trasbot), Traité de droit civil, t. V. Donations et testaments, LGDJ, 1933, n° 492), mais c’est la première fois qu’elle est énoncée aussi clairement dans un attendu de principe. Des arrêts avaient déjà traité du bien-fondé d’une action en révocation pour inexécution des charges intentée par des héritiers du disposant en matière de legs (Civ. 1re, 12 déc. 2007 n° 06-15.291, Dalloz jurisprudence ; 18 déc. 2013, n° 12-21.875, Bull. civ. I, n° 252 ; Dalloz actualité, 27 janv. 2014, obs. J. Marrocchella ; RTD civ. 2014. 421, obs. M. Grimaldi ; 9 juill. 1985, n° 84-10.277, Bull. civ. I, n° 220) ou de donation (Civ. 1re, 28 janv. 2015, n° 13-27.125, Bull. civ. I, n° 21 ; D. 2015. 320 ; AJ fam. 2015. 169, obs. J. Casey ; RTD civ. 2015. 450, obs. M. Grimaldi ). C’était implicitement et nécessairement reconnaître la recevabilité d’une telle action, donc la qualité pour agir des héritiers.

Il est heureux que la Cour de cassation ait saisi l’occasion de procéder à une clarification relative à la recevabilité de l’action en révocation. La jurisprudence est en effet assez rare en matière de révocation des libéralités pour cause légale et quelques incertitudes demeurent, par exemple sur la question de savoir si seule la charge stipulée dans l’intérêt du donateur justifie une action en révocation. Pour certains auteurs, la révocation ne se conçoit que dans ce cas (v. Rep. civ., Libéralités : conditions et charges, par I. Najjar et V. Brémond, n° 8). Pour d’autres, la nature de la charge importe peu, car c’est la volonté du donateur et non son intérêt qui justifie une révocation (M. Grimaldi, op. cit., n° 315.51, p. 906).

Quant au bien-fondé de l’action, il est fort probable que la demanderesse obtienne gain de cause devant la cour d’appel de Paris. En effet, il est admis que la transgression d’une clause d’inaliénabilité justifie une révocation pour inexécution des charges (Civ. 1re, 14 mars 2012, n° 11-13.731, Bull. civ. I, n° 56). Encore faut-il cependant que l’inexécution soit avérée et non seulement éventuelle (req. 22 oct. 1901, DP 1902. 241, Civ. 28 déc. 1921, Gaz. Pal. 1922. 1. 233), ce qui n’était pas le cas ici pour le Monochrome vert (une autre œuvre, le Monochrome bleu, avait en revanche été effectivement vendue, ce que la cour d’appel avait sanctionné par la condamnation du donataire au paiement de 400 000 € à titre de dommages et intérêts). Mais pourra-t-on reprocher sa diligence au conjoint survivant, surtout lorsque sont en jeu des considérations relatives aux volontés d’un artiste défunt ? Sur cette question, la jurisprudence pourrait évoluer, notamment en s’inspirant de l’évolution du droit des obligations qui autorise à présent la suspension pour risque d’inexécution (C. civ., art. 1200) sans aller, il est vrai, jusqu’à consacrer la résolution pour risque d’inexécution. Mais la donation avec charge étant un contrat synallagmatique, le droit spécial de cet acte gratuit autoriserait une solution plus protectrice des intérêts du créancier. Il serait alors possible de révoquer une libéralité pour risque d’inexécution des charges. À suivre…