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Servitude : la charge grevant le fonds servant ne doit pas priver le propriétaire de toute jouissance du bien

Une servitude, en tant que charge imposée à un fonds servant au profit ou pour l’utilité d’un autre fonds, doit être privée d’effet dès lors que la charge prévue empêche la jouissance de son bien pour le propriétaire du fonds servant.

par Elisabeth Botrelle 3 juillet 2019

Dans l’arrêt rapporté du 6 juin 2019, la Cour de cassation rappelle une solution, faisant tout d’abord écho à la définition même de la servitude posée par l’article 637 du code civil : dès lors que la volonté des parties tenait, lors d’une vente, à imposer un service à un fonds au profit d’un autre fonds, les contractants ont souhaité instituer une servitude.

La Cour approuve également le raisonnement des juges d’appel d’avoir retenu la nullité d’une clause d’un acte instituant une servitude dès lors qu’elle revenait à interdire, en raison de la configuration des lieux, toute jouissance de la chose pour le propriétaire du fonds servant. 

Sur ces deux points, la solution retenue par la Cour de cassation apparaît bien connue. En effet, lorsqu’une charge grève un fonds et est accordée pour « l’usage et l’utilité » (C. civ., art. 637) d’un autre fonds (et non d’une personne), la qualification de servitude doit être retenue. De plus, pour une servitude résultant d’un titre, c’est l’acte constitutif qui en fixe les limites et il revient au juge de procéder, conformément au droit commun des articles 1188 et suivants du code civil, à son interprétation lorsque ses contours sont incertains. En cas d’ambiguïté de l’acte constitutif, le juge doit rechercher l’intention commune des parties et la Cour de cassation a souvent indiqué qu’en la matière, l’interprétation des juges du fond était souveraine sous réserve de ne pas dénaturer ce qui est clair et précis. Dès lors, l’interprétation de l’acte par le juge déterminera si les parties ont entendu instituer un service (pesant sur un fonds) au profit d’un autre fonds ou éventuellement au profit d’une personne, sachant que toute l’espèce de l’arrêt du 6 juin 2019 repose, en définitive, sur la question de savoir si l’acte constitutif litigieux était ou non suffisamment clair et précis.

C’est ce qu’ont vainement tenté de soulever ici les demandeurs au pourvoi en mettant en avant la qualification de droit réel de jouissance spéciale plutôt que celle de servitude.

Dans cette affaire, les faits étaient complexes tant en raison du nombre d’intervenants à la procédure que de la situation factuelle d’imbrication des immeubles.

En l’espèce, par acte authentique rédigé en septembre 1993, une société propriétaire de deux immeubles avait vendu à une acheteuse un bâtiment comprenant une dépendance dont seul le rez-de-chaussée du bâtiment qu’elle achetait lui était accessible. Cette dépendance comportait pourtant un premier étage mais, en raison de la configuration des lieux (et notamment de la localisation des escaliers), on ne pouvait y accéder que par l’immeuble voisin non cédé lors de la vente. Parce qu’une pièce de ce dernier immeuble se prolongeait ainsi au premier étage du bâtiment cédé, une clause (dont l’interprétation s’est donc retrouvée au cœur de l’affaire) avait été insérée dans l’acte de vente, prévoyant les éléments suivants : « il existe au premier étage […] une pièce dont la plus grande partie se prolonge au-dessus du sol restant à appartenir au vendeur […] ». La clause poursuivait en indiquant que le vendeur « pourra mettre fin à cette servitude à son profit », sachant que les termes « servitude » et « fonds dominant » étaient aussi repris un peu plus loin. Par la suite, l’immeuble bénéficiaire de cette « servitude » avait été cédé à une autre société qui l’avait soumis au statut de la copropriété et un couple avait acheté un lot de copropriété comprenant, notamment dans ses parties privatives, ladite pièce sans indication de la « servitude » dans ses propres actes. Ce couple, à l’occasion de travaux d’aménagement, avait détruit un conduit d’évacuation de gaz de la propriété voisine et c’est pourquoi sa propriétaire avait assigné en justice le syndicat de l’immeuble en copropriété ainsi que le couple de copropriétaires, en nullité de la servitude prévue dans l’acte de vente de 1993 et en démolition des constructions édifiées sur sa propriété pour cause d’empiétements. La société ayant placé l’immeuble sous le statut de la copropriété, le notaire et la société de géomètre-expert missionnée pour la rédaction de l’état descriptif de division et le règlement de copropriété ont par la suite été appelés en garantie.

Les juges du fond ont fait droit aux demandes en retenant la nullité de la servitude. Ils ont considéré que la clause litigieuse avait prévu d’instituer de manière expresse et non équivoque une servitude ; ils ont ensuite retenu qu’ayant pour effet de priver la propriétaire du fonds servant de la jouissance de l’espace situé au premier étage de sa parcelle, la clause, méconnaissant les principes des servitudes, devait être privée d’effet. En conséquence, la cour d’appel a ordonné la démolition des ouvrages qui avaient été édifiés tant sur les parties privatives que communes. Les juges ont enfin reçu l’appel en garantie de ces différentes condamnations à l’encontre de la société venderesse de l’immeuble en copropriété, du notaire et du géomètre-expert.

Différents pourvois tant principaux qu’incidents ont, par la suite, été formés et tentent de démontrer que la clause litigieuse revenait, de la part de la propriétaire, à consentir un droit réel de jouissance spéciale sur...

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