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La souffrance au travail des juges

Dans une enquête publiée en juin sous le titre L’envers du décor, le Syndicat de la magistrature évoque à nouveau une souffrance massive au travail dans les tribunaux. Une étude de 2016 relative aux juridictions en situation de fragilité, non rendue publique à ce jour, cherchait déjà à y remédier.

par Thomas Coustetle 18 juin 2019

754 magistrats, juges ou parquetiers, soit un peu moins de 10 % du corps judiciaire, ont répondu au questionnaire du Syndicat de la magistrature (SM). Les réponses, anonymes, sont à la mesure de l’inquiétude : la quasi-unanimité des magistrats (95 %) déclarent travailler les week-ends en plus des permanences et astreintes ; plus de 60 % ont renoncé à des congés ou à une formation ; 77 % des interrogés ont planché sur leurs dossiers alors qu’ils étaient en vacances…

Les magistrats exercent dans des conditions tendues mais sans forcément s’en rendre compte, enfermés dans une sorte de bulle. L’un d’eux assume même que leurs « référentiels sont loin d’être la norme, on a en quelque sorte intériorisé qu’une journée de dix ou douze heures n’était pas très grave ». Au total, plus de 30 % des magistrats interrogés voient leurs temps de repos totalement ou significativement envahis par l’exercice du métier.

Pire. Ils sont près de 80 % à juger que la charge de travail a un impact sur la qualité de leurs décisions. « J’ai parfois l’impression de faire du travail à la chaîne », déplore un vice-procureur. « La journée de travail au bureau se poursuit bien souvent à la maison une fois les enfants couchés », déplore un autre. « Comment faire autrement pour ne pas être noyé ? », s’interroge un procureur adjoint. « On en vient à reprocher aux collègues d’être enceintes ou malades », s’alarme un conseiller de cour d’appel.

« Mon domicile fait office de second bureau »

La quasi-totalité des magistrats interrogés (93 %) considèrent que cette surcharge a un impact sur leur vie privée. « Mon domicile fait office de second bureau », confie un juge des enfants. 57 % évoquent des « répercussions » sur leur santé psychique et physique. À la question que leur pose le SM : « Diriez-vous que vous êtes en souffrance au travail ? », un tiers répond par l’affirmative.

Le dernier rapport 2018 de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) décrit le système judiciaire français comme l’un des plus mal dotés parmi les États du Conseil de l’Europe. La France allouait, en 2016, 0,18 % de son PIB aux juridictions et comptait 13 juges et 47 fonctionnaires pour 100 000 habitants. La médiane européenne est de 31 magistrats et 105 fonctionnaires. Malgré une hausse de 4,5 % du budget avec la loi de programmation de mars 2019, le malaise est prégnant sur le terrain. « Nous n’imaginions pas la gravité de la situation », s’inquiètent les auteurs de l’enquête, qui reconnaissent avoir sous-estimé « l’ampleur du problème ».

Un problème dont justement l’ancienne majorité avait cherché à mesurer l’impact. Une étude commandée par Jean-Jacques Urvoas et rendue en 2016 sous le titre Des juridictions en situation de fragilité a identifié des solutions précises afin de juguler le risque de burn-out.

Le rapport 2016 du groupe de travail « relatif aux juridictions en situation de fragilité »

Ce rapport n’a pas été publié mais la rédaction de Dalloz actualité l’a consulté. Le groupe de travail missionné par l’ancien garde des Sceaux comprenait principalement des hauts fonctionnaires ou magistrats comme Chantal Arrens, première présidente de la cour d’appel de Paris, ou Patrick Poirret, inspecteur général des services judiciaires. Leurs conclusions confirment dans les grandes lignes le diagnostic établi par le syndicat de la magistrature.

La situation observée sur le terrain était déjà éloquente : « depuis plusieurs années, certaines juridictions doivent faire face à une accumulation de situations fragilisantes (postes vacants, activité juridictionnelle soutenue, stocks importants, etc.) au risque de remettre en cause la qualité de la justice rendue et de compromettre sérieusement les conditions de travail des magistrats et des fonctionnaires qui y concourent », peut-on lire dès les premières pages. « Les juridictions peuvent très vite basculer dans une situation de fragilité susceptible de les entraîner dans une spirale descendante (demande de mutation, défaut d’attractivité, risque psychosociaux), dont elles ne pourront sortir qu’au prix d’efforts très importants ».

Un plan d’action à quatre volets

Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que « la qualité de la justice rendue se dégrade dans la plupart des cas ». Le texte se garde de cibler une juridiction en particulier. Les auteurs qualifient un tribunal en situation de « fragilité » selon deux principaux indicateurs : le sous-dimensionnement humain et des délais de traitement anormaux.

À chaque fois, le groupe de travail a établi un plan d’action organisé autour de quatre volets jugés prioritaires : accompagner au niveau social ; améliorer le cadre et les conditions de travail ; adapter la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences ; inciter financièrement.

Pour chaque chantier, le texte préconise plusieurs solutions à engager à plus ou moins long terme. Cela se traduirait au niveau social par le fait de « mettre en place une politique de réservation systématique de logements pour le personnel judiciaire dans les juridictions peu attractives », avec dispositif pour la garde d’enfants, par exemple.

Concernant les conditions de travail, le texte insiste sur la nécessité de « rompre avec l’isolement », en prévoyant une journée d’accueil pour les nouveaux arrivants, une visite de la juridiction ou encore promouvoir le dialogue social, la convivialité. Le texte propose également d’adapter la gestion prévisionnelle du personnel en affectant notamment les juges et greffiers placés « en surnombre si possible » dans les juridictions fragiles ; ou encore limiter la durée des intérims des chefs de juridiction et des directeurs de greffe.

Quant à l’incitation financière, le rapport proposait la création d’une prime de « fidélisation ad hoc » pour l’ensemble du personnel des services judiciaires, et modulable pour les magistrats à chaque fois qu’ils sont affectés à une juridiction peu attractive.

À ce jour, les préconisations de ce rapport n’ont pas été engagées, au moins officiellement. Du côté de la Chancellerie, le porte-parole Youssef Badr rappelle à France Inter  la « politique de recrutement lancée depuis plusieurs années ». « On a réduit quasiment de moitié le nombre de postes vacants », assure-t-il. Il met l’accent sur des promotions à venir de l’École nationale de la magistrature « qui tourne à plein régime », avec, en septembre prochain, la sortie de « 350 magistrats ». Les solutions vont porter leur fruit, assure le ministère : « On a un budget qui augmente, ça va finir par changer ».