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Le droit en débats

Une nouvelle illustration de la légalité néolibérale : le pouvoir de dérogation des préfets

L’attribution aux préfets d’un nouveau pouvoir de dérogation aux normes réglementaires nationales doit se comprendre comme une nouvelle illustration de la légalité néolibérale qui tend à dissoudre la hiérarchie des normes en autant de micro-hiérarchies. Ce pouvoir nous semble dangereux et devrait être pensé autrement.

Par Thomas Perroud le 04 Décembre 2020

Dans la torpeur de l’été dernier, le gouvernement a adopté la circulaire mettant en œuvre ce nouveau pouvoir de dérogation reconnu aux préfets. De quoi s’agit-il ? C’est fin décembre 2017 que le gouvernement d’Édouard Philippe a décidé pour la première fois de lancer une expérimentation pour tester l’intérêt de conférer aux préfets le pouvoir de déroger aux normes réglementaires nationales1. Cette expérimentation ne respectait aucune des règles cardinales pour l’élaboration des politiques publiques (aucune évaluation indépendante, aucun contrefactuel) et n’a manifestement servi qu’à justifier une décision qui était déjà prise. Cette façon d’élaborer les politiques publiques semble bien éloignée de ce que vient de recommander le Conseil d’État dans son rapport annuel Conduire et partager l’évaluation des politiques publiques2. Toujours est-il qu’en 2020, la haute administration et les députés ont décidé que cette expérimentation était positive et qu’elle pouvait donc être généralisée3. Un décret a donc été adopté le 8 avril 2020 et la circulaire d’application publiée le 6 août 20204.

De quoi s’agit-il ? Ce nouveau pouvoir reconnu aux préfets leur permet de décider de déroger à une norme réglementaire nationale afin d’alléger les procédures dans sept domaines listés (l’accès aux aides publiques, l’aménagement du territoire et la politique de la ville, l’environnement, l’urbanisme, etc.)5. Le but est de permettre aux préfets « de ne pas appliquer une disposition réglementaire à un cas d’espèce, ce qui la plupart du temps devrait conduire à exonérer un particulier, une entreprise ou une collectivité territoriale d’une obligation administrative »6. Il ne s’agit donc rien moins que d’une application à la carte des politiques publiques nationales, évidemment sans évaluations scientifique et objective préalables. Ce nouveau pouvoir, particulièrement exorbitant dans notre tradition centralisatrice, est encadré de conditions de fond et de forme. Au titre des conditions de fond, la plus importante, qui assigne un but à la dérogation, est libellée ainsi : « Avoir pour effet d’alléger les démarches administratives, de réduire les délais de procédure ou de favoriser l’accès aux aides publiques ». Le but avoué de ce nouveau pouvoir est donc bien celui-ci : la simplification des démarches, dont on verra de quoi ce programme est le nom. C’est encore une mesure qui s’inscrit dans une lutte contre la procédure, dans la ligne des jurisprudences du Conseil d’État Danthony7 et Fédération des finances et affaires économiques de la CFDT8, dont nous reparlerons, et qui sont en réalité des jurisprudences de remise en cause profonde de la démocratie administrative. Le décret mentionne une autre condition importante, qui constitue une borne : « Ne pas porter atteinte aux intérêts de la défense ou à la sécurité des personnes et des biens ni une atteinte disproportionnée aux objectifs poursuivis par les dispositions auxquelles il est dérogé ». On remarquera donc que la mesure de dérogation peut porter atteinte aux objectifs de la politique publique mise en œuvre, mais pas une atteinte disproportionnée… Deux dernières conditions de fond encadrent le dispositif : d’une part, la mesure en question doit être justifiée par un motif d’intérêt général – une mesure concernant une personne, physique ou morale, peut donc être d’intérêt général en 2020… à cette aune, l’intérêt général ne veut décidément plus rien dire… – et, d’autre part, être compatible avec les engagements européens et internationaux du pays.

Au titre, à présent, des conditions de forme – car ce dispositif ne déroge pas, lui, à la règle universelle qui veut que même la dérogation à la procédure engendre de nouvelles procédures, et donc de nouveaux contentieux –, la décision prendra la forme d’un arrêté motivé, publié au recueil des actes administratifs de la préfecture. La lecture de la motivation de ces futures décisions sera certainement enrichissante…

Le Conseil d’État fut un acteur central de l’élaboration du dispositif, à la fois dans sa fonction de conseil9, et dans sa fonction contentieuse10, puisqu’il a validé le décret d’expérimentation, dans un arrêt sur lequel nous reviendrons, après avoir fortement recommandé l’usage des dérogations11. Un recours est d’ailleurs pendant sur le décret d’extension du dispositif12.

Pourquoi analyser ce dispositif comme une nouvelle illustration de la légalité néolibérale13 ? Le projet néolibéral est tout autant économique, politique que juridique et se traduit par des techniques spécifiques. Bernard Harcourt a documenté l’émergence d’une pénalité néolibérale14 qui se manifeste par l’éviction du juge du prononcé de la peine, les incarcérations étant majoritairement prononcées aux États-Unis après un marchandage entre le ministère public et la personne poursuivie. Mais cette analyse ne permet pas de comprendre ce qui se passe en droit administratif. Il me semble que le néolibéralisme en droit administratif correspond à un mode spécifique de rapport à la légalité. C’est, plus précisément, la création de mécanismes qui permettent de neutraliser la volonté législative sous couvert du discours managérial de la simplification, de la réduction de la paperasse. Le droit de dérogation est encore un exemple de ce type d’évolution. Wendy Brown, l’auteure de Undoing the demos15, a montré que ce mouvement se caractérise par un rapport spécifique au « légalisme ». Le légalisme est systématiquement accusé par les néolibéraux américains d’être gênant, témoignant justement de l’imprégnation de la logique des affaires, ou du marché, pour reprendre l’analyse de Jacques Caillosse16, dans la sphère publique : « les principes démocratiques et la loi ne constituent ni des guides ni de véritables contraintes, mais apparaissent plutôt comme des instruments ou des obstacles, selon un phénomène que Foucault a décrit comme une tacticalisation de la loi »17. Ce rapport spécifique et nouveau à la loi, elle le décrit encore ainsi : « À mesure qu’elle est utilisée de manière tactique ou instrumentale, la loi est radicalement désacralisée, ce qui produit les conditions de sa suspension ou de son abrogation quotidienne et prépare ce qu’Agamben, qui s’inspire de Schmitt, appelle la souveraineté comme “état d’exception” permanent […] »18. Ce pouvoir de dérogation n’est-ce pas une nouvelle manifestation, justement, de l’état d’exception permanent dans lequel nous vivons et qu’a théorisé Agamben19 ? Le sol de la légalité se dérobe sans cesse sous nos pieds… Or cette conception de la loi comme obstacle est justement une élaboration du Conseil d’État depuis les années 1980-1990 et le rapport sur la sécurité juridique.

Nous voudrions ici mettre en évidence les motifs politiques sous-jacents de cette réforme visant à donner un pouvoir de dérogation aux préfets. Elle s’inscrit, à notre sens, dans un mouvement juridique de fond qui revient à une organisation administrative de la neutralisation du droit qui aboutit à la constitution de micro-hiérarchies. Nous aimerions, ensuite, établir qu’il s’agit d’un véritable changement de notre Constitution. Enfin, nous essaierons de voir qu’une autre méthode aurait été envisageable pour aboutir au résultat souhaité, à savoir adapter les politiques aux réalités locales, objectif tout à fait légitime.

I. Un requiem pour la hiérarchie des normes20 ?

L’intérêt de cette réforme, du point de vue de l’histoire contemporaine du droit, est double. D’une part, cette réforme institutionnalise la pratique du marchandage entre les acteurs privé et administratif, pratique qui n’était visible autrefois que pour les sociologues. D’autre part, elle s’inscrit dans toute une ligne de réformes qui visent à priver le droit d’effet, par la constitution de micro-hiérarchies des normes.

A. L’institutionnalisation du marchandage entre acteurs

Il est nécessaire au préalable de préciser un élément : l’existence de micro-hiérarchies, d’un droit à la carte, n’est pas un phénomène entièrement nouveau, mais, justement, il apparaît aujourd’hui au grand jour et c’est ce qui fait tout l’intérêt de ce dispositif pour la sociologie du droit. L’édiction d’une norme juridique se traduit toujours par une réaction du corps social qui engendre des disparités d’application, souvent selon les classes sociales ou le genre des personnes21. Les sociologues et les politistes ont montré depuis longtemps que le stade de la sanction est éminemment discrétionnaire et manifeste bien souvent un biais des acteurs du droit en fonction de tel ou tel groupe social. Le stade de la sanction du droit est donc toujours problématique et, contrairement à ce que l’on pense, la règle est assez généralement l’impunité. Si l’on prend un domaine classique comme le droit de l’environnement, on constate que les inspecteurs ne poursuivent que les cas les plus graves et, lorsqu’ils décident de poursuivre, il faudra encore surmonter les oppositions éventuelles des autorités administratives locales (du préfet bien souvent), des procureurs, etc. Autrement dit, l’application du droit fait déjà apparaître des micro-hiérarchies. Le droit est toujours à la carte, car le moment de la sanction est tributaire de tous les préjugés des acteurs juridiques. Le fameux droit à l’erreur de la loi du 10 août 2018 était déjà dans le droit ! Ce droit à la carte laisse évidemment la place à toute sorte de marchandage lorsque les personnes visées par l’administration sont puissantes, c’est ce qu’ont bien mis en évidence Alexis Spire et Katia Weidenfeld22, à la suite de Michel Foucault dans son travail sur les illégalismes23. On verra qu’en droit fiscal des techniques existaient déjà depuis longtemps.

Le dispositif étudié ici est intéressant car il institutionnalise en quelque sorte des pratiques que les sociologues du droit avaient mises en évidence depuis longtemps. C’est une institutionnalisation du marchandage qui revient à neutraliser l’illégalisme. L’autre intérêt théorique de cette réforme est qu’elle s’inscrit dans un mouvement de neutralisation du droit par l’administration elle-même.

B. Une politique de neutralisation du droit caractéristique de la légalité néolibérale

L’autre intérêt théorique de cette réforme est qu’elle met en œuvre une sorte de droit à la carte, qui est bien la marque de cette légalité néolibérale. Ce programme s’inscrit dans un plan de fond du Conseil d’État qui, depuis les années 1990 au moins, avec son rapport sur la sécurité juridique24 et son obsession de l’inflation législative – obsession qui n’est autre qu’un antiparlementarisme –, vise à neutraliser la loi par le bas. Dans certains domaines techniques où les enjeux financiers sont importants, comme le droit de l’urbanisme, le droit fiscal, ou le droit du travail, c’est à une véritable subversion de la hiérarchie des normes à laquelle on aboutit en limitant les effets de la loi vers le bas.

On peut ranger de nombreuses réformes sous cette bannière.

En droit de l’urbanisme, c’est très visible. Les règles d’opposabilité sont diverses et les multiples réformes ont tendu à distendre le rapport d’application de la norme supérieure par la norme inférieure : « C’était une des grandes spécificités de la règle d’urbanisme que de faire naître des rapports distincts du seul rapport de conformité entre normes »25. Jusqu’à la réforme impulsée par l’ordonnance n° 2020-745 du 17 juin 2020 relative à la rationalisation de la hiérarchie des normes applicable aux documents d’urbanisme existait même un rapport spécifique de « prise en compte », rapport de légalité plus permissif encore que le rapport de compatibilité, lui-même plus généreux que le rapport de conformité : « Désormais, la norme d’urbanisme peut donc s’imposer par un rapport de conformité ou par un rapport de compatibilité. Ce n’est désormais qu’à titre très exceptionnel que l’on rencontre la prise en compte ». On voit bien ici comme ce droit autorise des écarts avec les raisonnements classiques de la légalité26.

En matière fiscale, l’organisation de la neutralisation de la loi est ancienne, puisqu’elle date de 1927, et permet à une prise de position de l’administration de l’emporter sur la loi27. Mais, récemment, la pratique du rescrit28 en matière fiscale, sociale et financière, qui permet au citoyen de demander à l’administration de prendre position sur l’interprétation d’une norme, renforce l’emprise des normes inférieures de la hiérarchie des normes sur celles délibérées par la collectivité. C’est le programme de simplification, lancée en 200429, qui a relancé ce mouvement, même si la faveur du rescrit renaît dès les années 199030.

Le droit du travail a connu aussi récemment un processus d’inversion de la hiérarchie des normes. Le droit du travail connaissant depuis longtemps des règles de conflit spécifiques31 mais la réforme El-Khomri32 institue des « micro-hiérarchies », des « micro-ordonnancements » entre les différents types d’actes que l’on trouve dans ce domaine33. Dans ce domaine, on peut retrouver l’analyse bourdieusienne qui identifie le néolibéralisme par l’emprise des économistes, car ce sont bien ceux-ci qui ont fourni la justification scientifique de ces bouleversements. Gilbert Cette ou Pierre Cahuc ont même milité pour le bouleversement de la hiérarchie des normes34. Le rapport du conseiller d’État Jean-Denis Combrexelle ratifie cette approche35.

Les techniques contemporaines pour priver la loi d’effet sont en réalité légion. La création récente d’un droit à l’erreur permet ainsi de priver la loi de sanction36. Le droit à l’erreur manifeste l’échec du processus de simplification. L’idée, défendue par certains conseillers d’État comme Thierry Tuot, est donc bien de priver la loi d’effet puisqu’il n’est pas possible de simplifier37. C’est la forme que prend désormais la déréglementation en introduisant ce droit administratif « liquide » pour reprendre l’expression de Gilles Dumont38.

On peut encore ranger sous cette bannière l’atténuation de la portée des irrégularités procédurales, dans la jurisprudence du Conseil d’État dont le but est véritablement d’affaiblir la démocratie administrative, qui n’est déjà pas flamboyante en France. Nous partageons complètement à cet égard le diagnostic très intéressant de Christophe Testard39, qui fait le lien entre la jurisprudence Danthony40 et ses conséquences sur la participation du public à l’élaboration des politiques publiques. La neutralisation des vices de procédures est allée, récemment, jusqu’à l’impossibilité, désormais, de soulever ces irrégularités par voie d’exception41. La jurisprudence Czabaj va aussi dans le sens d’un affaiblissement de la légalité42. Le contentieux contractuel manifeste encore la même tendance : le nouveau recours des tiers contre les contrats administratifs a amené le juge à considérer que les vices entachant la conclusion du contrat n’entraînent pas nécessairement son invalidité.

Il faut, enfin, évidemment, ajouter à cette liste, la règle du silence vaut acceptation43.

Ce catalogue montre bien dans quelle ligne le pouvoir de dérogation s’inscrit. Il y a une politique claire, menée par la haute administration pour neutraliser les conséquences du droit et surtout de la loi. C’est un programme antiparlementaire. C’est aussi un programme antienvironnemental. Les termes de la circulaire sont relativement neutres et ne permettent pas de voir précisément ce qui est visé. Les associations de défense de l’environnement ne s’y sont pas trompées puisqu’elles ont fait un recours contre le texte, recours qui a été rejeté par le Conseil d’État, montrant bien l’accord de fond de la haute juridiction avec cette politique, qu’elle a certainement contribué à élaborer44. On peut ainsi continuer à afficher un engagement pour le climat et pour la participation citoyenne tout en permettant aux préfets de priver le droit de ses effets.

Cette évolution questionne frontalement l’avenir de la hiérarchie des normes. Faut-il changer de paradigme ?

Nous voudrions montrer à présent dans quelle mesure ce pouvoir nous semble inconstitutionnel – la hiérarchie revient nécessairement.

II. Un changement de Constitution ? Discussion de la réalité et de la légalité du dispositif

La critique la plus souvent adressée à ce texte, c’est qu’il met fin à l’État jacobin et qu’il consacre une conception girondine du pouvoir. Cela ne nous semble pas tout à fait exact : renforcer les pouvoirs des préfets peut difficilement passer pour une mesure girondine… Ce nouveau pouvoir inaugure une nouvelle conception de notre Constitution, en ce sens, il est très certainement inconstitutionnel. Mais avant d’en discuter la légalité, il convient d’en prendre la mesure. Il ne s’agit pas, en effet, en pratique, d’un pouvoir de dérogation, mais bien d’un pouvoir de contournement du droit.

A. Un risque de contournement du droit

À l’occasion de l’arrêt du Conseil d’État du 17 juin 201945, l’association Les amis de la Terre avait contesté ce dispositif et avait mis en évidence, de façon assez convaincante à notre avis, que ce pouvoir organisait en réalité un véritable contournement du droit. Cette conclusion était d’ailleurs étayée par les conclusions d’un rapport du Sénat du 11 juin 201946. La requête listait au moins onze cas de contournement caractérisé du droit. Le rapporteur public, dans ses conclusions, avoue lui-même que la pratique met en évidence des excès : « Le dernier mémoire du ministre montre que l’interprétation que nous vous proposons aujourd’hui dément probablement une partie de la pratique, puisqu’au moins une dérogation à des règles de fond a été accordée hors du champ des aides publiques : une dérogation à une règle de constructibilité limitée fixée par un plan de prévention des risques naturels. Par ailleurs, les dérogations à des règles procédurales en matière d’obligation d’étude d’impact ou d’enquête publique qui sont mentionnées ne peuvent être valides que si elles respectent les exigences législatives et européennes en la matière, ce qu’il est bien sûr impossible d’apprécier au dossier »47. Si l’on analyse le tableau produit par le rapport du Sénat et faisant une recension des cas de dérogations on constate, en effet : une dérogation à l’obligation d’étude d’impact48, une autre visant à autoriser à construire dans une zone non constructible en raison d’un risque d’inondation49, des dérogations portant sur la participation du public50, des dérogations à l’obtention d’une autorisation dans plusieurs cas51, ce qui équivaut en fait à une déréglementation. Les intérêts protégés par ces procédures ne sont pas minces, qu’il s’agisse de la dispense d’étude d’impact, laquelle protège l’intérêt général, ou le contournement du droit à la participation.

C’est la raison pour laquelle la légalité du dispositif nous semble sujette à caution.

B. La légalité du dispositif

La dérogation est donc un euphémisme administratif pour cacher une réalité beaucoup plus problématique du point de vue constitutionnel.

Ce nouveau pouvoir introduit une différenciation dans le pouvoir réglementaire, qui n’est pas prévue par la Constitution. Les articles 20 et 21 de la Constitution, aux termes desquels le gouvernement « dispose de l’administration », le Premier ministre « dirige l’action du gouvernement », imposent une vision verticale de l’administration qui répudie radicalement ce pouvoir. Pourquoi ? Pour une raison simple contenue dans le même article : le Premier ministre assure « l’exécution des lois » et exerce « le pouvoir réglementaire » car il est « responsable devant le Parlement » ! L’exécution de la loi doit se faire sous le contrôle du Parlement. Le pouvoir réglementaire national est donc détenu par une autorité responsable. Or, ici, c’est une autorité irresponsable, le préfet, qui est chargée de l’aménager de la façon la plus attentatoire possible puisqu’il s’agit d’y déroger.

Rien ne prévoit une différenciation dans le pouvoir réglementaire dans notre Constitution.

Mais la perversité la plus grande de ce texte tient également à la subversion du principe d’égalité. Cette politique du cas par cas est absolument contraire à toute idée d’égalité et particulièrement à la conception française de l’égalité qui part de la généralité de la norme, pour, justement, ne pas s’intéresser à la situation des individus ou des entreprises. À l’inverse, en droit de l’Union européenne, comme en droit allemand ou suisse, une entreprise ou un individu peut imposer un traitement différent en fonction de sa situation. Le Conseil d’État français a toujours refusé d’adopter ce type d’approche : « l’héritage culturel centralisateur conduit en principe le juge français à ne pas admettre que l’égalité puisse être rompue par un traitement uniforme de situations différentes »52. Le Conseil d’État « rejette tout moyen tiré de ce que l’application de la même règle aurait causé un préjudice à un individu ou une entreprise se trouvant dans une situation particulière »53. La Cour de justice, elle, accepte qu’il faille adapter la norme à la situation spécifique d’un individu ou d’une entreprise. Or, ici, le texte n’adopte aucune de ces approches, puisqu’il s’agit d’une adaptation à la carte en fonction de l’appréciation subjective de l’autorité préfectorale.

Ce problème d’égalité va nécessairement générer une question en droit de la concurrence et du droit des aides d’État. Les entreprises en concurrence en France doivent faire face au même cadre réglementaire pour que le jeu soit le plus transparent possible. La puissance publique doit constituer face au marché ce qu’il est convenu d’appeler un level playing field. Or une entreprise qui obtient un traitement de faveur (on rappellera qu’il s’agit aussi d’obtenir des aides) dans un département ou une région est bien en concurrence avec d’autres entreprises qui peuvent ne pas obtenir une telle facilité ailleurs. Elles ne sont, dans ces conditions, plus dans une situation de concurrence égale. On rappellera qu’en droit des aides d’État, le premier critère de l’aide est l’avantage que la puissance publique procure à un acteur, lequel avantage le favorise dans la concurrence. Du point de vue de la libre concurrence, ce nouveau dispositif est très fragile.

Ce procédé est très certainement la pire façon de faire des politiques publiques si l’objectif, que l’on peut comprendre et partager, est d’adapter les exigences nationales aux réalités locales.

III. Pour une autre méthode

Mais le plus problématique, à nos yeux, c’est que c’est la pire manière de faire des politiques publiques. Cette façon de faire des dérogations au cas par cas, en supprimant des évaluations, des concertations, en déréglementant sans le dire, fait peu de cas d’une réflexion d’ensemble sur la façon de faire des politiques publiques. Nous avons signalé à plusieurs reprises qu’il fallait certainement repenser les places respectives de la loi et du règlement en France pour permettre des politiques plus expertes54. Cette façon de repenser la délégation imposerait une révision de la Constitution. Des délégations plus larges au pouvoir réglementaire permettraient de sortir certaines questions des arbitrages politiques inévitables au Parlement pour les soumettre à une discussion plus objective. Cette réforme ne pourrait se faire qu’à la condition, qui n’est pas remplie pour l’instant, que l’échelon administratif devienne véritablement expert, que tout projet de texte soit soumis à une étude d’impact réalisée par un organisme de recherche indépendant et fasse effectivement participer les parties prenantes.

Dans le cadre de cette réforme constitutionnelle, qui viserait à repenser l’exécution de la loi, il faudrait aussi permettre une adaptation des normes en fonction des besoins des territoires. Mais, dans ce cas, c’est aussi la façon de faire des politiques au niveau préfectoral qu’il faut repenser. Il faut encadrer davantage les conflits d’intérêts de ces acteurs, assurer la transparence de leur agenda et soumettre leur action à expertise et participation, afin que la déclinaison locale des objectifs nationaux soit objective.

Ces propositions devraient donc s’inscrire dans une réforme plus globale de la Constitution de 1958 sur la question de la délégation. La récente décision du Conseil constitutionnel55 dispensant de ratification les ordonnances prive en outre de toute légitimité le système de délégation prévu par notre Constitution.

En fin de compte, de quoi le pouvoir de dérogation est-il le nom ? Il ne s’agit rien moins que d’autoriser légalement les préfets à contourner le droit, c’est une atteinte – encore une – à toutes les valeurs que portent la Constitution, la démocratie et la responsabilité politique.

 

Ce texte a fait l’objet d’une publication au Recueil Dalloz (D. 2020. 2356 ).

 

Notes

1. Décr. n° 2017-1845, 29 déc. 2017, relatif à l’expérimentation territoriale d’un droit de dérogation reconnu au préfet.

2. Étude annuelle 2020, Doc. fr.

3. Décr. n° 2020-412, 8 avr. 2020, relatif au droit de dérogation reconnu au préfet.

4. Circ. n° 6201/5G, 6 août 2020.

5. Le libellé exact de ce nouveau pouvoir est : « Le préfet de région ou de département peut déroger à des normes arrêtées par l’administration de l’État pour prendre des décisions non réglementaires ».

6. Circ. préc., p. 4.

7. CE 23 déc. 2011, n° 335033, Dalloz actualité, 5 janv. 2012, obs. M.-C. de Montecler ; Lebon ; AJDA 2012. 7 ; ibid. 195 , chron. X. Domino et A. Bretonneau ; ibid. 1484, étude C. Mialot ; ibid. 1609, tribune B. Seiller ; D. 2013. 324, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot ; AJDI 2014. 16, étude S. Gilbert ; ibid. 2015. 25, chron. S. Gilbert ; ibid. 2016. 27, étude S. Gilbert ; ibid. 2017. 26, étude S. Gilbert ; AJCT 2015. 388, étude R. Bonnefont ; RFDA 2012. 284, concl. G. Dumortier ; ibid. 296, note P. Cassia ; ibid. 423, étude R. Hostiou .

8. CE 18 mai 2018, n° 414583, Dalloz actualité, 24 mai 2018, obs. J.-M. Pastor ; Lebon avec les conclusions ; AJDA 2018. 1009 ; ibid. 1206 , chron. S. Roussel et C. Nicolas ; D. 2019. 2241, édito. T. Perroud ; AJFP 2018. 278 ; AJCT 2018. 528, obs. G. Le Chatelier ; RFDA 2018. 649, concl. A. Bretonneau .

9. CE, Les expérimentations : comment innover dans la conduite des politiques publiques ?, Doc. fr., 2019. Le rapport fut annoncé sur le site le 3 oct. 2019.

10. CE 17 juin 2019, n° 421871, Dalloz actualité, 24 juin 2019, obs. M.-C. de Montecler ; Lebon avec les conclusions ; AJDA 2019. 1253 ; D. 2020. 1012, obs. V. Monteillet et G. Leray ; Constitutions 2019. 381, chron. L. Domingo .

11. Dans un article à l’AJDA, la rapporteure publique dans l’affaire Les amis de la terre, L. Dutheillet de Lamothe, écrit (avec un autre auteur T. Janicot) : les expérimentations « doivent pouvoir être mises en place rapidement grâce à des mécanismes juridiques définis à l’avance, qui permettent d’accorder, à certaines conditions, des dérogations aux dispositions législatives et réglementaires applicables », AJDA 2019. 2038 .

12. Les amis de la terre, annonce du 27 mai 2020.

13. V. T. Perroud, « Essai sur les caractères néolibéraux du droit administratif contemporain », in Mélanges en l’honneur de Serge Regourd, Fondation Varenne, 2019 ; v. aussi l’article de J. Caillosse, « Le néolibéralisme, la réforme administrative et son droit », in F. Bottini (dir.), Néolibéralisme et droit public, Mare & Martin, 2017.

14. B.-E. Harcourt, « Neoliberal Penality : A Brief Genealogy », Critical Criminology, vol. 14, issue 1, p. 74-92.

15. W. Brown, Undoing the Demos : Neoliberalism’s Stealth Revolution, Zone Books, 2017.

16. J. Caillosse, « Le néolibéralisme, la réforme administrative et son droit », art. préc.

17. W. Brown, Le cauchemar américain : le néoconservatisme, le néolibéralisme et la dé-démocratisation des États-Unis, Raisons politiques 2007/4, n° 28, p. 67-89 ; W. Brown cite : M. Foucault, Governmentality, in G. Burchell et al., The Foucault Effect, Studies in Governmentality, University of Chicago Press, 1991, p. 95 ; publié depuis dans Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, leçon du 1er févr. 1978, Gallimard/Seuil, 2004.

18. Ibid.

19. Cité par W. Brown : G. Agamben, État d’exception, trad. de l’italien par J. Ayraud, Seuil, 2003.

20. Le débat sur la pertinence de ce modèle est ancien : P. Amselek, Réflexions critiques autour de la conception kelsénienne de l’ordre juridique, RD publ. 1978. 5 s. ; M. Troper, La pyramide est toujours debout. Réponse à P. Amselek, RD publ. 1978. 1523 s.

21. Les analyses de Foucault sur les illégalismes dans Surveiller et punir sont à cet égard toujours plus pertinentes : à partir du XVIIIe siècle en Europe, « l’illégalisme des biens a été séparé de celui des droits. Partage qui recouvre une opposition de classes, puisque, d’un côté, l’illégalisme qui sera le plus accessible aux classes populaires sera celui des biens – transfert violent des propriétés ; que d’un autre la bourgeoisie se réservera, elle, l’illégalisme des droits : la possibilité de tourner ses propres règles et ses propres lois […]. Et cette grande redistribution des illégalismes se traduira même par une spécialisation des circuits judiciaires : pour les illégalismes de biens – pour le vol – les tribunaux ordinaires et châtiments ; pour les illégalismes de droits – fraudes, évasions fiscales, opérations commerciales irrégulières – des juridictions spéciales avec transactions, accommodements, amendes atténuées, etc. », p. 103-104.

22. A. Spire et K. Weidenfeld, L’impunité fiscale. Quand l’État brade sa souveraineté, La Découverte, coll. « L’horizon des possibles », 2015.

23. V. note 21.

24. CE, Rapport public annuel 1991. De la sécurité juridique, Doc. fr. ; CE, Rapport public annuel 2006, Sécurité juridique et complexité du droit, Doc. fr.

25. J.-B. Auby, R. Noguellou et H. Périnet-Marquet, Droit de l’urbanisme et de la construction, LGDJ, coll. « Domat », 2020, n° 305.

26. Ibid.

27. V. F. Grabias, La tolérance administrative, Dalloz, coll. « Nouvelle bibliothèque de thèses », vol. 173, 2018, p. 49.

28. V. B. Plessix, Le rescrit en matière administrative, RJEP oct. 2008, n° 657, étude 8 ; Le droit à l’erreur et le droit au contrôle, RFDA 2018. 847  ; A.-L. Girard, Le rescrit, RFDA 2018. 838 .

29. V. L. n° 2004-1343 du 9 déc. 2004 de simplification du droit, habilitant le gouvernement à prendre par ordonnance toute mesure pour « permettre au contribuable de se prévaloir de la doctrine et des décisions de l’administration relatives à l’assiette des droits et taxes perçus et recouvrés selon les modalités du code des douanes » (art. 24, 6°) et pour « permettre aux cotisants de se prévaloir des circulaires et instructions ministérielles publiées ; permettre aux cotisants d’invoquer l’interprétation de l’organisme de recouvrement sur leur situation au regard de la législation relative aux cotisations et aux contributions de sécurité sociale » (art. 52, 1° et 2°) ; v. en matière sociale l’ord. n° 2005-651 du 6 juin 2005 relative à la garantie des droits des cotisants dans leurs relations avec les organismes de recouvrement des cotisations et contributions sociales, JO 7 juin, p. 10027 ; v. P. Deumier, La « doctrine administrative » : une interprétation opposable, RTD civ. 2006. 69 .

30. B. Oppetit, La résurgence du rescrit, D. 1991. 105 .

31. Soc. 17 juill. 1996, n° 95-41.313, Bull civ. V, n° 297 ; Dr. soc. 1996. 1049, concl. P. Lyon-Caen ; ibid. 1054, note J. Savatier ; GADT, 4e éd., 2008, n° 180 : « en cas de conflit de normes, c’est la plus favorable au salarié qui doit recevoir application » ; v. P. Deumier, Introduction au droit, LGDJ, coll. « Manuel », 4e éd., 2017, n° 312.

32. L. n° 2016-1088, 8 août 2016, relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels.

33. Les deux expressions sont de F. Canut et F. Géa, Le droit du travail, entre ordre et désordre (première partie), Dr. soc. 2016. 1038 .

34. V. G. Cette, On n’a pas tout fait contre le chômage de masse, Le Monde Économie, 4 mars 2017 : « Dans une tribune au Monde, l’économiste Gilbert Cette (AFSE, université d’Aix-Marseille) plaide pour la réforme du SMIC et de la formation professionnelle, et l’inversion de la hiérarchie des normes conventionnelles » ; v. le rapport de P. Cahuc.

35. J.-D. Combrexelle, La négociation collective, le travail et l’emploi, Rapport au Premier ministre, France Stratégie, sept. 2015.

36. L. n° 2018-727, 10 août 2018, pour un État au service d’une société de confiance.

37. G. Dumont, art. préc., n° 19, p. 1815.

38. Ibid.

39. V. C. Testard, Pour une sanctuarisation du traitement contentieux de la participation du public, Dr. adm. 2020. Étude 8.

40. CE 23 déc. 2011, n° 335033, préc.

41. CE 18 mai 2018, n° 414583, préc. ; P. Delvolvé, La limitation dans le temps de l’invocation des vices de forme et de procédure affectant les actes réglementaires. Des arguments pour ?, RFDA 2018. 665 .

42. CE 13 juill. 2016, n° 387763, Dalloz actualité, 19 juill. 2016, obs. M.-C. de Montecler ; Lebon avec les conclusions ; AJDA 2016. 1479 ; ibid. 1629 , chron. L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ; AJFP 2016. 356, et les obs. ; AJCT 2016. 572 , obs. M.-C. Rouault ; RDT 2016. 718, obs. L. Crusoé ; RFDA 2016. 927, concl. O. Henrard ; RTD com. 2016. 715, obs. F. Lombard .

43. La loi du 12 nov. 2013 habilitant le gouvernement à simplifier les relations entre l’administration et les citoyens pose le principe selon lequel le silence gardé par l’administration sur une demande vaut accord. Ce principe est désormais codifié à l’art. L. 231-1 du CRPA.

44. CE 17 juin 2019, n° 421871, préc.

45. Ibid.

46. Sénat, Rapport d’information, Réduire le poids des normes en aval de leur production : interprétation facilitatrice et pouvoir de dérogation aux normes, présidé par MM. J.-M. Bocquel et M. Darnaud, 11 juin 2019.

47. Concl. de M. L. Dutheillet de Lamothe ss CE 17 juin 2019, n° 421871, préc.

48. V. l’arr. n° 2018/DRCTAJ/1-564 ; arr. préfectoral n° 18-DRCTAJ/1-733.

49. Arr. n° DDT/SAAT/2018/0049.

50. Arr. portant dérogation à la phase de concertation préalable dans le cadre de la procédure d’élaboration SAGE Allan (RAA 90-2018-029, p. 189) ; arr. n° 70-2019-02-18- 001.

51. Arr. préfectoral n° 2018-10-05-04 ; arr. préfectoral n° 2018/BPEF/216.

52. CE, Rapport public 1996 sur le principe d’égalité, p. 35.

53. A. Iliopoulou-Penot, « Le principe d’égalité et de non-discrimination », in Traité de droit administratif européen, dirigé par J.-B. Auby et J. Dutheil de la Rochère, 2e éd., Bruylant, p. 605. L’auteur cite : CE 28 mars 1997, n° 179049, Lebon ; RFDA 1997. 450, concl. J.-C. Bonichot ; ibid. 460, obs. F. Mélin-Soucramanien  ; 22 nov. 1999, n° 196437, Lebon ; Dr. adm. 2000, n° 1, comm. 15 ; 20 avr. 2005, n° 266572, Lebon ; AJDA 2005. 2233 , note L. Burgorgue-Larsen ; RTD eur. 2006. 301, chron. D. Ritleng ; ibid. 301, chron. D. Ritleng  ; 20 avr. 2005, n° 264348, AJDA 2005. 2233, note L. Burgorgue-Larsen ; 14 oct. 2009, n° 300608, Lebon ; AJDA 2009. 1922 .

54. T. Perroud, Les études d’impact dans l’action publique en France : perspective critique et propositions, Politiques et management publics 2018, vol. 35, n° 3-4, p. 215-242.

55. T. Perroud, La Constitution « Total », D. 2020. 1390 .