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Les avocats s’investissent pour les victimes de la santé publique

À l’ouverture du procès du Mediator, la justice a compté près de 2 700 constitutions de parties civiles. Une audience qui met sur le devant de la scène les cabinets spécialisés dans l’assistance des victimes d’affaires de santé publique.

par Gabriel Thierryle 6 novembre 2019

Dans l’agenda de Me Émilie Chandler, les six prochains mois sont déjà bien remplis. Cette avocate spécialisée depuis dix ans dans le droit de la santé représente plusieurs dizaines des parties civiles dans le procès-fleuve du Mediator. Un dossier qui a tout d’un marathon judiciaire. Présente « le plus possible » aux après-midi d’audience, du lundi au jeudi, l’avocate compte sur ses confrères en cas d’empêchement. Les matins, les textos volent entre téléphones portables pour se faire substituer en urgence. « Nous étions environ 400 avocats le premier jour, à l’ouverture du procès, beaucoup moins le second », s’amuse Me Chandler.

Prévu pour se terminer à la fin du mois d’avril après huit mois d’audience, ce procès illustre l’intérêt des avocats pour les dossiers de victimes de santé publique. Dans cette affaire, on a ainsi compté près 2 700 constitutions de parties civiles à l’ouverture du procès. Mais si certains cabinets assistent une poignée de plaignants, quelques offices concentrent la majorité des victimes. Basé à Bordeaux et à Paris, le cabinet Coubris, Courtois et associés, fort d’une trentaine de collaborateurs, s’est taillé la part du lion avec près de 1 700 parties civiles dans son portefeuille. Le cabinet Dante compte de son côté environ 350 clients, suivi du cabinet Teissonnier, Topaloff, Lafforgue, Andreu et associés, l’office historique des victimes de l’amiante, avec environ 200 plaignants.

Pour ces cabinets spécialisés, le traitement en série d’une affaire est l’une des clés du succès. Représenter plusieurs parties civiles permet de rentabiliser le temps passé sur une affaire. « Une affaire comme le Mediator, vous ne pouvez pas bien la suivre, économiquement et intellectuellement, si vous n’avez que quelques dossiers de victimes », analyse Me Charles Joseph-Oudin, le fondateur cabinet Dante en 2009. Ce juriste, formé au droit des affaires et au droit boursier, s’est plongé dans le Mediator en 2010, en assistant des premières victimes. Depuis, l’avocat se passionne pour ce domaine qui demande une solide appétence pour l’univers médical. Quitte à aller sur le terrain en assistant par exemple à une opération à cœur ouvert. « C’est un domaine à la croisée du droit et de la science, c’est passionnant », résume Me Émilie Chandler.

La tromperie, la poursuite reine

Matière transversale, le droit de la santé publique emmène les avocats sur les chemins de différentes juridictions, qu’elles soient administratives ou civiles. Le suivi des demandes de réparation du dommage corporel va ainsi nécessiter, souligne un juriste, un « travail très technique demandant un fort accompagnement des clients ». Les avocats portent également le fer au pénal, avec une poursuite reine, la tromperie. Une stratégie choisie avec succès par Me Georges Holleaux en mars 1988 dans l’affaire du sang contaminé. « En droit pénal français, les affaires médicales et le préjudice corporel étaient traditionnellement traités sous l’angle des coups, blessures et homicides involontaires, se souvient l’avocat. Mais il fallait ensuite prouver le lien de cause à effet physiologique. »

En attaquant sur la tromperie, l’avocat esquive cette difficulté juridique, la preuve pouvant « être désormais épidémiologique ». Ses clients, cinq hémophiles qui estiment avoir été contaminés par le VIH après une transfusion, ne sont en effet pas encore malades. Quatre médecins sont renvoyés devant le tribunal correctionnel en 1992. « Tous les procès de santé publique se font depuis sur le fondement de la tromperie », assure Me Georges Holleaux. Dont le Médiator : poursuivis pour des homicides et blessures involontaires, les laboratoires Servier sont également renvoyés devant le tribunal correctionnel pour tromperie aggravée.

PIP, Dépakine ou action de groupe

L’Association d’aide aux victimes des accidents de médicaments (Aavam) s’est saisie de la nouvelle action de groupe dans la santé, permise depuis 2016. Représentée par Me Didier Jaubert, elle a déposé deux actions. La première contre le laboratoire Bayer pour le médicament Androcur et la seconde contre le laboratoire Sanofi pour l’Agreal. Mais, pour le moment, la class action à la française reste marginale dans les dossiers de santé publique. « Aux États-Unis, l’action de groupe marche car il n’y en a pas : des transactions sont bouclées avant un éventuel procès, observe Me Charles Joseph-Oudin. Aujourd’hui, la justice française n’est pas crédible pour l’industriel. » Son cabinet suit avec ses quinze juristes la très grande partie des plaignants dans l’affaire de la Dépakine, ce médicament accusé d’avoir causé des malformations ou des retards du développement chez les enfants. La moitié de l’activité du cabinet Coubris, Courtois et associés, fort de quinze avocats renforcés par le même nombre d’assistants, porte, elle, sur des dossiers de santé, comme les implants PIP, qui avaient défrayé la chronique il y a quelques années.

Ces plaintes groupées demandent du savoir-faire pour ne pas sombrer dans l’abattage. « Le traitement sériel des dossiers doit nécessiter une discipline quasi militaire », note une avocate spécialisée dans les risques industriels. Le nombre de plaignants représentés démultiplie le risque d’un oubli ou d’une omission très fâcheuse pour la partie concernée. « La difficulté liée au très grand nombre de plaignants est de défendre chaque victime individuellement et non pas de faire un travail de masse, qui pourrait leur être préjudiciable », analyse Me Coubris. L’avocat assure ainsi avoir eu un entretien téléphonique, à au moins une reprise, avec chaque victime représentée au Mediator. Du reste, assure Me Émilie Chandler, les spécificités du droit médical empêcheraient la copie à la chaîne de conclusions types. « Ce n’est pas possible, dit-elle. Oui, vous pouvez mettre en place un processus de traitement des dossiers, mais chaque affaire reste du sur-mesure, avec les dates de prescription du médicament et le préjudice subi. »

Transparence demandée

L’engorgement de certains cabinets ressemble toutefois parfois à un problème de riche. Pour d’autres avocats, les clients peuvent se faire plus rares. Or le flux des dossiers de santé suivis et leur ancienneté vont être déterminants pour l’équilibre économique de la structure. « Contrairement aux avocats des industriels, nous ne pouvons pas facturer à l’heure, remarque l’avocat Didier Jaubert, conseil de l’Aavam. Nous sommes principalement payés avec des honoraires de résultats. » Son cabinet facture ainsi, outre un forfait de base, environ 10 % au titre de l’honoraire de résultat. « Cette activité doit donc être couplée avec d’autres dossiers pour que l’activité du cabinet soit viable », poursuit Didier Jaubert. L’avocat jongle ainsi, à côté de ses dossiers de santé, avec la vente de fonds de commerce, du droit des sociétés, du contentieux sur arbitrages, soit autant de dossiers qui permettent d’obtenir des résultats plus rapides.

Résultat : les avocats doivent parfois jouer des coudes pour tenter de convaincre le plus de victimes possible de recourir à leurs services. L’expérience – le cabinet Coubris a ainsi déjà bataillé avec les laboratoires Servier pour l’Isoméride –, les interviews dans la presse ou le rapprochement avec des associations sont autant de manières d’arriver à recruter de nouvelles parties civiles qui s’estiment victimes d’une affaire de santé publique. « Notre cabinet d’avocats n’a jamais fait de démarchage agressif, les victimes nous ont sollicités par le biais d’associations de victimes ou bien directement, du fait, je suppose, d’une certaine notoriété », détaille Me Coubris. Un recrutement aidé aussi par des liens très étroits. Me Courtois, associé de Me Coubris, est le fils du docteur Dominique-Michel Courtois, le président de l’association d’aide aux victimes du Mediator et de l’Isoméride.

Le recours au barreau fait d’ailleurs débat dans les associations de victimes. « Nous avons dirigé les victimes du Mediator vers l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux », une procédure à l’amiable créée par la loi Kouchner de mars 2002 qui ne nécessite pas l’assistance d’un avocat, confie ainsi Marie-Solange Julia, présidente de la fédération des associations d’aide aux victimes d’accidents médicaux. « L’assistance à un avocat doit être transparente de A à Z, que ce soit en termes d’honoraires ou sur la longueur de la procédure », poursuit-elle, soulignant les rapports parfois distants entre victimes et des avocats dépêchés par leur protection juridique.

D’autant plus que l’aboutissement d’une action en justice peut tarder à se concrétiser. « Nos clients sont malades, désargentés, parfois fragiles, résume Me Charles Joseph-Oudin. Pour le Mediator, qui va permettre de financer ce que nous faisons sur la Dépakine, il a fallu attendre huit ans pour que les premiers dossiers émergent. C’est clairement une difficulté de notre système juridique. » Le résultat reste quant à lui hypothétique tant que la décision n’a pas été rendue. Et même après, en témoigne le feuilleton juridique du certificateur allemand TÜV, contre qui des victimes du fabricant d’implants mammaires PIP se sont retournées après la liquidation judiciaire de ce dernier. Quant à l’indemnisation qui pourrait être obtenue en cas de condamnation, elle peut faire des déçus. « Une grande partie des victimes attaque les laboratoires Servier afin d’obtenir l’indemnisation de leur préjudice moral et d’angoisse, dont le montant restera modéré », observe Me Coubris. « À la fin du procès Mediator, il y aura peut-être des grincements de dents ou des pleurs », traduit Marie-Solange Julia.