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Bornage judiciaire : rappel de l’exigence de contiguïté des fonds

Une action en bornage judiciaire ne peut être exercée par des propriétaires privés dès lors que leurs fonds respectifs sont séparés par une limite naturelle telle une falaise, l’exigence de contiguïté des fonds faisant défaut.

par Elisabeth Botrelle 14 janvier 2019

Cet arrêt de rejet reprend une solution classique concernant l’une des conditions traditionnelles pour que le propriétaire d’un fonds puisse demander en justice le bornage de celui-ci avec le fonds voisin : l’absence de frontière naturelle séparant les deux terrains ; une telle limite naturelle fait obstacle à cette demande, faute de réelle contiguïté des fonds.

En l’espèce, deux groupes de propriétaires indivis assignent en bornage l’un de leurs voisins bien qu’une falaise de plusieurs mètres sépare les fonds. Ils sont déboutés en appel puisque les juges du fond rappellent que l’action en bornage est fermée lorsque les terrains sont séparés par une limite naturelle et « infranchissable sans moyen technique approprié ». Pourtant, l’un des indivisaires décide de former un pourvoi en cassation pour demander la censure de l’arrêt d’appel. Au soutien de son pourvoi, l’indivisaire soulève que la contiguïté des fonds constitue « la condition nécessaire et suffisante à l’accueil d’une demande en bornage ». Le pourvoi fait ainsi le reproche à l’arrêt d’appel d’avoir méconnu l’article 646 du code civil en se basant sur un élément factuel (en l’espèce, la présence d’une falaise de plusieurs dizaines de mètres de hauteur) pour refuser la demande en bornage. Le demandeur estime que l’existence d’une limite à la fois naturelle et infranchissable sans moyen adapté ne constitue qu’une circonstance inopérante à faire obstacle au bornage judiciaire dès lors que les fonds sont contigus.

La Cour de cassation rejette néanmoins la critique ainsi formulée et reprend à son compte l’argumentation de la cour d’appel ayant retenu « à bon droit » que l’action en bornage ne peut être sollicitée « lorsque des fonds sont séparés par une limite naturelle ». Les juges du fond ayant fait le constat que les parcelles litigieuses étaient séparées « par une falaise dessinant une limite non seulement naturelle mais encore infranchissable sans moyens techniques appropriés ». Le bornage ne pouvait dès lors être ordonné.

Solution

L’arrêt illustre ainsi la nécessité que les fonds, objets de propriété privée appartenant à des propriétaires distincts, soient contigus pour que l’un des propriétaires puisse en solliciter le bornage, c’est-à-dire pour permettre la définition et la matérialisation de la limite séparant des parcelles. La Cour de cassation a déjà eu l’occasion d’affirmer que la contiguïté des fonds constituait la « condition nécessaire et suffisante à l’accueil d’une demande en bornage » (Civ. 3e, 8 déc. 2010, n° 09-17.005 P, Dalloz actualité, 4 janv. 2011, obs. C. Tahri  : « l’action en bornage ne peut être exercée lorsque les fonds sont séparés par un ruisseau formant entre eux une limite naturelle »). L’arrêt de 2004 était néanmoins resté inédit alors que celui rendu le 13 décembre 2018 a reçu les faveurs d’une publication au bulletin.

Justification

De ces décisions se déduit le fait qu’une demande en bornage judiciaire n’a pas lieu d’être en présence d’une frontière naturelle puisque celle-ci permet, en définitive, de connaître déjà les limites entre les terrains. Dans l’espèce au cœur de l’arrêt du 13 décembre 2018, la présence sur le terrain d’un affleurement géologique de plusieurs mètres, au regard de son importance, de la complexité d’y accéder sans moyens spécifiques et de sa difficile – voire impossible – modification par l’action de l’homme (ou tout du moins à un coût raisonnable et non disproportionné notamment par rapport à la valeur du terrain) semble suffisamment déterminante pour s’assurer de la connaissance des limites entre les fonds. En principe, une telle connaissance ne peut, dans un tel contexte, être affectée par un comportement unilatéral d’un propriétaire qui aurait pu s’étendre au-delà des limites de son fonds et dont le comportement aurait pu être de nature à troubler l’exacte localisation de la limite. L’utilisation de l’adjectif « infranchissable » par la Cour de cassation pour désigner cette limite, certes reprise de l’argumentation de la cour d’appel, semble aller en ce sens ; ladite falaise dessine « une limite non seulement naturelle mais encore infranchissable sans moyens techniques appropriés », selon la Cour, ce qui rend dès lors sans fondement le bornage judiciaire. Sur le plan factuel, la solution se comprend aisément et cela d’autant plus que l’on voit mal comment la matérialisation des limites de propriété, notamment par la pose de bornes, pourrait être réalisée sur le terrain, à l’aplomb de la falaise même (ou encore au milieu d’un cours d’eau). L’arrêt d’appel n’avait-il d’ailleurs pas mis en avant que cette falaise fût inaccessible par l’homme sans moyen adapté ? Or il faut également rappeler (et bien que la solution soit critiquée par certains) que la Cour de cassation a déjà pu préciser qu’une demande en bornage judiciaire est irrecevable « si la limite divisoire fixée entre les fonds a été matérialisée par des bornes » (Civ. 3e, 19 janv. 2011, n° 09-71.207 P, Dalloz actualité, 10 févr. 2011, obs. G. Forest ). Par conséquent, en restant sur la position de la Cour de cassation depuis 2011 – qui n’a d’ailleurs pas été remise en cause depuis –, la pose de bornes semble indispensable à la perfection du bornage.

Interrogations

Pour autant, la décision rendue laisse en suspens quelques interrogations. Tout d’abord, faut-il déduire de l’arrêt du 13 décembre 2018 une double exigence qui n’apparaissait pas dans l’arrêt de 2004 ? Autrement dit, la limite doit-elle à la fois être le résultat d’un fait de la nature mais être aussi « infranchissable » par l’homme sans des moyens techniques adaptés ? Si une falaise renvoie à un escarpement rocheux relativement élevé, il existe bien sûr d’autres formes d’éléments naturels de plus faible ampleur (fossé, enrochement, etc.) que l’homme pourrait assez facilement enjamber ou traverser. Dans ce dernier cas de figure, le bornage judiciaire serait-il reçu parce que la limite naturelle serait franchissable aisément sans moyens techniques ? Il y aurait alors ici une légère évolution par rapport à l’arrêt de 2004 qui ne faisait état que d’un ruisseau comme limite naturelle entre les fonds sans soulever un caractère infranchissable.

Ensuite, la solution rendue dans cet arrêt part aussi du constat que l’élément naturel lui-même dessine la limite entre les fonds, sachant que cet élément semble implicitement envisagé comme relativement stable et fixe. Pour autant, tout élément naturel n’est pas à l’abri d’être touché par d’autres phénomènes naturels alors que l’arrêt n’évoque pas le caractère fluctuant ou évolutif de certaines frontières naturelles (C. civ., art. 556 s.). Pourtant, le code civil envisage l’incidence sur la propriété du sol, par le mécanisme de l’accession, des phénomènes naturels. Par exemple, l’article 561 traite la question de la propriété d’une île formée dans un cours d’eau non domanial lorsque les deux propriétaires riverains de la berge sont distincts ; la propriété est alors partagée entre eux deux « à partir de la ligne qu’on suppose tracée au milieu du cours d’eau ». Cette ligne peut pourtant être mouvante, par exemple, en cas d’alluvions venues s’agréger sur l’une des berges. Une falaise peut également reculer en raison de l’érosion ou s’ébouler pour partie, accroissant corrélativement la superficie du terrain situé en contrebas.

Enfin, l’arrêt n’envisage pas non plus la possibilité d’une délimitation conventionnelle passée par les propriétaires qui auraient retenu une autre limite que celle induite de l’élément naturel. Dans l’espèce de l’arrêt du 13 décembre 2018, un géomètre-expert avait été sollicité et avait dressé un procès-verbal de bornage amiable mais l’un des propriétaires convoqués n’y avait pas participé et n’avait ainsi pas signé ledit document, ce qui a justifié, par la suite, la demande en bornage judiciaire. Le géomètre-expert avait néanmoins proposé de fixer la limite non pas à l’aplomb de la falaise mais sur le haut de celle-ci, ce qui aurait d’ailleurs permis au demandeur au pourvoi de prétendre à la portion de terrain située à l’extrémité du haut de la falaise sur laquelle avait été implantée il y a quelques années une antenne et de tirer des revenus de la location du terrain sur laquelle elle avait été installée. Des motifs financiers inavoués avaient donc aussi probablement motivé le pourvoi formé devant la Cour de cassation…