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Box vitrés : irrecevabilité de la demande formée par le bâtonnier et le Conseil de l’ordre des avocats

L’action en responsabilité pour faute lourde ou déni de justice prévue à l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire n’est ouverte qu’aux usagers du service public de la justice qui critiquent, au regard de la mission dont est investi ce service, et en leur qualité de victime directe ou par ricochet de son fonctionnement, une procédure déterminée dans laquelle ils sont ou ont été impliqués.

par Gaëlle Deharole 29 mai 2020

Le bâtonnier et le Conseil de l’ordre des avocats au barreau de Paris qui ne formulent pas de critiques à l’occasion d’une ou plusieurs affaires déterminées dans lesquelles un avocat de ce barreau serait intervenu n’agissent pas en qualité d’usagers du service public de la justice, de sorte que leurs demandes étaient irrecevables sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire.

« La question de l’architecture judiciaire est un bel “objet” pour analyser la justice elle-même et la représentation que le pouvoir politique et la société veulent bien lui donner » (J. Commailles, L’architecture judiciaire comme analyseur du statut politique de la justice dans la cité, Histoire de la justice 2011/1, n° 21, p. 227). Les recherches en la matière ont souligné l’importance des choix architecturaux qui, loin d’être purement esthétiques, sont porteurs de sens. Les caractéristiques architecturales des bâtiments judiciaires traduisent bien souvent, en effet, une conception de la justice à une époque donnée (J. Commailles, « La justice en ses temples. Regards sur l’architecture judiciaire en France », in Association française pour l’histoire de la justice, Errance/Brissaud, 1992). Ce passage des signes architecturaux aux sens symboliques et judiciaires se manifeste tout particulièrement, ces dernières années, par l’organisation de l’espace du procès. Il s’agirait même de proposer « un modèle d’organisation juridictionnelle afin de mettre le bâtiment même au service d’une méthodologie gestionnaire » (F. Delaporte, Vers une architecture judiciaire managériale : l’exemple du futur palais de justice de Lille, Délibérée 3(1), p. 55-59).

Au carrefour, entre autres problématiques, de l’accès à la justice, de sa bonne administration, de la présomption d’innocence, des questions de sécurité, des droits des justiciables et du bon fonctionnement des juridictions, le palais de justice ne se réduit pas à une question structurelle ni même fonctionnelle. Bien au contraire, l’aménagement des salles d’audience est au cœur d’une vive polémique qui s’étire depuis plusieurs années. Plus précisément, c’est la généralisation des box vitrés dans lesquels comparaissent les personnes poursuivies qui fait débat.

Dès 2015, à l’occasion du procès d’Échirolles, le Syndicat des avocats de France avait demandé que soient déposées les parois en verre qui enfermaient les accusés dans un « bocal judiciaire » (v. Dalloz actualité, 6 nov. 2015, art. A. Portmann).

Il ne s’agissait cependant pas d’une pure question d’espèce, ni même d’une question nationale. Au niveau européen, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a souligné que les aménagements de sécurité dans les prétoires ne sauraient justifier des mesures de contrainte qui, par leur gravité ou leur nature même, tomberaient sous le coup de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, car il ne saurait y avoir de justification à la torture ou aux traitements et aux peines inhumains ou dégradants (CEDH 4 oct. 2016, Yaroslav Belousov c. Russie, nos 2653/13 et 60980/14). La CEDH avait alors estimé que l’enfermement d’un prévenu dans une cage métallique constituait un traitement contraire à l’article 3 de la Convention européenne en raison de son caractère objectivement dégradant. Toutefois, selon la Cour, la question des cages de verre se pose cependant en termes différents et impose de déterminer si le placement d’un prévenu dans un box vitré atteint le degré de gravité minimum requis pour tomber sous le coup de cette disposition. « La Cour estime que les box vitrés ne présentent pas un aspect aussi rebutant que les cages métalliques, lesquelles peuvent faire naître chez les intéressés qui y sont enfermés à la vue de tous des sentiments d’humiliation, d’impuissance, de peur, d’anxiété et d’infériorité, et sont de nature à nuire à l’image des accusés. Elle note également que des installations vitrées sont présentes dans les prétoires dans d’autres États membres (CEDH 17 juill. 2014, Vinarenko et Slyadnev c. Russie, nos 32541/08 et 43441/08, § 76, RSC 2014. 623, obs. J.-P. Marguénaud ), bien que sous des formes variables (cabines en verre ou parois vitrées) et que, dans la majorité des États, elles ne sont utilisées que lors des audiences placées sous haute sécurité » (CEDH 4 oct. 2016, Yaroslav Belousov c. Russie, n° 2653/13 et 60980/14, n° 123).

C’est donc à une appréciation in concreto que se livrent les juges européens pour déterminer si la forme de ces parois de verre constitue une violation de l’article 3 de la Convention. Cette appréciation est relative et dépend « de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la durée du traitement, de ses conséquences physiques ou psychologiques, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime. La question de savoir si le traitement avait pour but d’humilier ou de rabaisser la victime est un autre élément à prendre en compte, mais l’absence d’un tel but ne saurait toutefois exclure de façon définitive un constat de violation de l’article 3 » (CEDH 17 juill. 2014, n° 32541/08 et 43441/08, préc., n° 114).

La Cour européenne a livré une méthodologie détaillée des éléments à prendre en considération pour apprécier le traitement du prévenu. « Un traitement peut être qualifié de “dégradant” au sens de l’article 3 s’il humilie ou avilit un individu, s’il témoigne d’un manque de respect pour sa dignité, voire la diminue, ou s’il suscite chez lui des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à briser sa résistance morale et physique (CEDH, gr. ch., 21 janv. 2011, n° 30696/09, M.S.S. c. Belgique et Grèce, § 220, Dalloz actualité, 27 janv. 2011, obs. M.-C. de Montecler ; AJDA 2011. 138 ; D. 2012. 390, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot ; RFDA 2012. 455, chron. H. Labayle, F. Sudre, X. Dupré de Boulois et L. Milano ; Constitutions 2011. 334, obs. A. Levade ; RTD eur. 2012. 393, obs. F. Benoît-Rohmer ; 13 déc. 2012, n° 39630/09, El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, § 202, AJDA 2013. 165, chron. L. Burgorgue-Larsen ; RFDA 2013. 576, chron. H. Labayle, F. Sudre, X. Dupré de Boulois et L. Milano ). Le caractère public du traitement peut être une circonstance pertinente ou aggravante pour apprécier s’il est “dégradant” au sens de l’article 3 (v., entre autres, CEDH 25 avr. 1978, § 32, Tyrer c. Royaume-Uni, série A, n° 26 ; 6 mars 2007, Erdoğan Yağız c. Turquie, n° 27473/02, § 37 ; 25 juill. 2013, Kummer c. République tchèque, n° 32133/11, § 64) » (CEDH 17 juill. 2014, nos 32541/08 et 43441/08, préc., n° 115). En d’autres termes, « pour qu’un traitement soit “dégradant”, la souffrance ou l’humiliation qu’il entraîne doivent en tout état de cause aller au-delà de celles que comporte inévitablement une forme donnée de traitement légitime. Les mesures privatives de liberté s’accompagnent souvent de pareilles souffrance et humiliation. Toutefois, on ne saurait considérer qu’un placement en détention provisoire pose en soi un problème sur le terrain de l’article 3. Néanmoins, cette disposition impose à l’État de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine et que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention » (CEDH 17 juill. 2014, nos 32541/08 et 43441/08, préc., n° 116 ; 28 nov. 2017, Kavkazskiy c. Russie, n° 19327/13, nos 60 et 61, Dalloz actualité, 6 déc. 2017, obs. T. Coustet).

Les solutions dégagées au niveau européen n’ont cependant pas tari les arguments du débat au niveau national. Les avocats français dénoncent régulièrement « l’entrave » que constituent les parois vitrées pour la communication entre l’avocat et le client, affectant ainsi les droits de la défense (v. Dalloz actualité, 24 oct. 2017, art. T. Coustet ; adde, ibid., 29 mars 2019, art. M. Babonneau). Au demeurant, les conditions pratiques dans lesquelles l’avocat et son client doivent échanger compte tenu de la structure de ces parois (v. Dalloz actualité, 16 janv. 2018, art. J. Mucchielli) ont conduit certaines juridictions à ordonner qu’un accusé soit jugé hors du box vitré (v. Dalloz actualité, 20 déc. 2017, art. J. Mucchielli). C’est dans ce contexte que les organisations professionnelles d’avocats ont engagé des actions pour contester l’existence de ces box vitrés (v. Dalloz actualité, 13 avr. 2018, art. M. Babonneau ; ibid., 3 mai 2018, art. J. Mucchielli). Soumise au Conseil d’État, la question fut renvoyée au fonctionnement de l’autorité judiciaire puis formulée dans une question prioritaire de constitutionnalité (v. Dalloz actualité, 7 déc. 2018, obs. D. Goetz).

La question de l’installation des parois vitrées suscite une littérature abondante et des questionnements foisonnants tant les concepts qu’elle mobilise sont nombreux et variables (présomption d’innocence, enfermement, sécurité, oralité des débats, communication entre l’avocat et son client, disponibilité des personnels d’escorte, sonorisation des échanges avec la personne placée dans le box vitré, etc.). C’est donc sur une épineuse question que la première chambre civile avait à se prononcer dans l’arrêt du 13 mai 2020 (Civ. 1re, 13 mai 2020, n° 19-17.970, Dalloz jurisprudence).

Soutenant que l’installation de box vitrés dans les salles d’audience des juridictions françaises portait atteinte à la présomption d’innocence, à la dignité de la personne humaine et affectait les droits de la défense, le Syndicat des avocats de France et diverses organisations professionnelles avaient saisi la juridiction sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire pour qu’il soit jugé que l’État a commis une faute lourde en mettant en place des dispositifs de box vitrés dans les salles d’audience des juridictions françaises. Les demandeurs sollicitaient une condamnation, sous astreinte, à mettre un terme à cette situation attentatoire aux droits de la défense. Confirmant la décision des premiers juges, la cour d’appel avait déclaré irrecevable cette demande et retenu que le bénéfice de l’action en responsabilité pour faute lourde contre l’État était réservé aux usagers de la justice. Or le Conseil de l’ordre des avocats du barreau de Paris et le bâtonnier ne sont pas, selon les juges d’appel, des usagers de la justice dès lors qu’ils ne formulent pas de critiques dans des affaires déterminées où ils sont intervenus. L’appréciation d’un fonctionnement défectueux de la justice, rappellent les juges, ne peut se faire qu’in concreto conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

Cette décision fait l’objet d’un pourvoi en cassation. Les arguments convoqués par les demandeurs à la cassation sont assez classiques : ils critiquent la solution de la cour et arguent de leur qualité d’usager de la justice. Ils invoquent encore le principe selon lequel la personne poursuivie comparaît libre à l’audience auquel contreviendrait l’installation permanente et inamovible de box vitrés. Enfin, les organisations professionnelles soulignent encore que la personne poursuivie doit pouvoir librement communiquer avec son avocat.

Ces arguments sont rejetés par la Cour de cassation.

La première chambre civile rappelle que « l’action en responsabilité pour faute lourde ou déni de justice prévue à l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire n’est ouverte qu’aux usagers du service public de la justice qui critiquent, au regard de la mission dont est investi ce service, et en leur qualité de victime directe ou par ricochet de son fonctionnement, une procédure déterminée dans laquelle ils sont ou ont été impliqués ». Aussi, la première chambre civile approuve la cour d’appel qui a constaté que « le bâtonnier et le Conseil de l’ordre des avocats au barreau de Paris ne formulaient pas de critiques à l’occasion d’une ou plusieurs affaires déterminées dans lesquelles un avocat de ce barreau serait intervenu ». En conséquence, selon la Cour de cassation, les juges du fond n’ont pu qu’en déduire qu’ils n’agissaient pas en qualité d’usagers du service public de la justice, de sorte que leurs demandes étaient irrecevables sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire.