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Contrôle de proportionnalité en matière de filiation : cette semaine, l’exemple à ne pas suivre…

La Cour de cassation casse et annule un arrêt de la cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion qui n’avait pas effectué le contrôle de proportionnalité pourtant sollicité par le demandeur.

par Laurence Gareil-Sutterle 30 novembre 2018

La cour d’appel, pour déclarer irrecevable la demande d’établissement du lien de filiation du demandeur, s’était contentée d’affirmer que la demande était prescrite et que le délai de prescription prévu par l’article 321 du code civil tendait à protéger la sécurité juridique et les droits des tiers, de sorte qu’il n’était pas contraire à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Sans surprise, la Cour de cassation lui reproche de ne pas avoir recherché si, concrètement, dans l’affaire qui lui était soumise, la mise en œuvre de ces délais légaux de prescription n’était pas disproportionnée au regard du but légitime poursuivi et, en particulier, si un juste équilibre avait été ménagé entre les intérêts publics et privés concurrents en jeu.

L’arrêt de cassation sous commentaire surprendra par l’évidence de son issue le lecteur un tant soit peu au fait de l’actualité jurisprudentielle en matière de droit de la famille et en particulier en matière de filiation. La publicité qui en est faite, deux semaines après un autre arrêt rendu à l’occasion de faits similaires et dans lequel la Cour de cassation avait très pédagogiquement décortiqué les étapes du contrôle de proportionnalité (Civ. 1re, 7 nov. 2018, n° 17-25.938, Dalloz actualité, 21 nov. 2018, obs. L. Gareil ), semble traduire la volonté de publier, dans la foulée, un exemple de « ce qu’il ne faut pas faire ». En effet, à la lecture de la procédure ayant précédé l’arrêt sous examen, on ne peut s’empêcher de se dire que la cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion avait manqué plusieurs chapitres…

L’arrêt de la cour d’appel était rendu sur renvoi après cassation (déjà) dans une affaire dont les faits, quoiqu’un peu confus, étaient pourtant assez communs en matière de filiation. M. D… était né en 1963 de Mme H…, mariée semble-t-il à l’époque de la conception, sans pour autant que la présomption de paternité soit évoquée dans les faits. Toujours est-il que M. D… avait ensuite été valablement reconnu en 1973 par un homme dont il porte depuis le nom. Il semble admis que M. D… ne bénéficiait cependant d’aucune possession d’état à l’égard de son père juridique. Au contraire, des bribes de possession d’état paraissaient indiquer qu’il était le fils de M. S…. La possession d’état ne pouvait toutefois produire d’effet dans la mesure où l’on apprend que, même si M. S… avait évoqué sa paternité avec des proches, la filiation était restée cachée : manquait donc a minima la fama romaine nécessaire. En février 2010, dans un testament authentique rédigé quelques jours avant son décès des suites d’une longue maladie, M. S… a légué un bien à son frère (décédé vingt-quatre ans auparavant !) à charge pour celui-ci de transmettre le bien « à ses deux garçons », nés H… (nom de la mère du demandeur). En décembre de la même année, M. D… saisit les tribunaux.

Il s’agissait en l’espèce, comme souvent dans ce domaine, de deux actions combinées : une action en contestation de paternité et une action en établissement du lien de filiation, en l’occurrence par le biais d’une action en recherche de paternité (la valeur du testament étant vraisemblablement remise en cause). La particularité de l’espèce était que si la première était recevable, la seconde était prescrite. Pour bien comprendre l’ensemble de l’affaire, il convient de revenir au premier arrêt rendu par la cour d’appel.

Les faits étant antérieurs à la réforme de 2005 (ord. n° 2005-759, 4 juill. 2005, portant réforme de la filiation et entrée en vigueur le 1er juill. 2006), l’affaire soulevait la question désormais classique de l’articulation des délais anciens et nouveaux.

En l’espèce, il s’agissait d’abord de contester un lien de filiation non conforté par une possession d’état conforme au titre. Comme la Cour de cassation l’avait rappelé très clairement deux semaines plus tôt dans l’arrêt précité (Civ. 1re, 7 nov. 2018, préc.), la règle applicable en matière de prescription est simple : lorsqu’une loi nouvelle est intervenue pour raccourcir le délai pour agir (dix ans désormais selon l’article 321 du code civil) alors que l’ancien délai – trentenaire en l’occurrence – courait encore, le nouveau délai s’applique par principe à compter de l’entrée en vigueur de la loi nouvelle sans toutefois permettre au demandeur de bénéficier d’un délai supérieur au délai ancien. Il en résultait ici qu’il fallait retenir le délai de trente ans à compter de la majorité de M. D…, ce qui lui permettait d’agir jusqu’en août 2011. Il avait donc agi dans les temps et la cour d’appel avait logiquement conclu à la destruction de son lien de filiation mensonger avec M. D….

Là où le bât blesse, c’est que la cour d’appel avait appliqué exactement le même raisonnement à l’action en recherche de paternité. Ainsi, elle avait accueilli l’action en appliquant la prescription trentenaire, ce qui lui valut, inévitablement, la première cassation (Civ. 1re, 13 mai 2015, n° 14-13.133, RTD civ. 2015. 597, obs. J. Hauser ). Certes, l’action en recherche de paternité est désormais soumise au même article 321 du code civil issu de la réforme de 2005 et donc au même délai de prescription de dix ans. Mais c’était oublier que l’action en recherche de paternité hors mariage, soumise, à l’époque, à la loi de 1972 (L. n° 72-3, 3 janv. 1972, sur la filiation), devait, à peine de déchéance, être introduite dans un délai de… deux ans ! Ce délai courait en principe au plus tard à compter de la majorité de l’enfant (v. anc. C. civ., art. 340-4, al. 3). Or la règle concernant l’articulation des délais est claire : le nouveau délai ne peut s’appliquer que si l’ancien n’est pas forclos ou prescrit et, en l’espèce, il l’était depuis 1983, ce dont il découlait que la demande était bel et bien prescrite. La Cour de cassation rappelant à la cour d’appel l’ensemble de ces éléments – qui avaient également échappé aux parties puisque le moyen sera relevé d’office (!) – avait donc cassé l’arrêt d’appel et renvoyé devant la même cour autrement constituée (Civ. 1re, 13 mai 2015, préc.).

C’est dans ce contexte que la cour d’appel de Saint-Denis devait statuer à nouveau sur l’action en recherche de paternité de M. D…. Sentant le vent tourner, M. D… ne contestait pas la prescription de l’action ni même la conventionnalité de l’article 321 du code civil, qu’il admettait toutes deux expressément. En revanche, il soutenait que l’application de la prescription de son action en recherche de paternité portait au droit au respect de sa vie privée et familiale une atteinte disproportionnée au regard du but légitime poursuivi. Or, dans son arrêt du 3 mars 2017, la cour d’appel, sans répondre à ces conclusions, a déclaré irrecevables les demandes de M. D…, aux motifs que l’action en recherche de paternité était prescrite au moment de l’entrée en vigueur de la loi nouvelle et que l’article 321 du code civil tendait à protéger la sécurité juridique et les droits des tiers, de sorte qu’il n’était pas contraire à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. La cassation était, encore une fois, inévitable. La Cour de cassation, au visa des articles 8 de la Convention européenne et 321 du code civil, reproche à la cour d’appel de ne pas avoir « recherché, comme elle y était invitée, si, concrètement, dans l’affaire qui lui était soumise, la mise en œuvre de ces délais légaux de prescription n’était pas disproportionnée au regard du but légitime poursuivi et, en particulier, si un juste équilibre était ménagé entre les intérêts publics et privés concurrents en jeu ». En agissant ainsi, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard des articles visés. Que penser de tout cela ?

La Cour de cassation ne se prononçant pas sur ce point, on passera sur l’affirmation péremptoire de la cour d’appel selon laquelle l’action en établissement du lien de filiation de M. D… étant prescrite, celui-ci était dépourvu d’intérêt à agir en contestation de son actuelle paternité. Sur ce fondement, la cour d’appel refuse donc aussi à M. D… le droit d’agir en contestation ! À l’heure où la vérité biologique et le droit de connaître ses origines sont sur beaucoup de lèvres, on trouvera tout de même l’affirmation un peu catégorique…

On s’attardera en revanche sur le visa utilisé par la Cour de cassation et sur le motif de cassation retenu. Ce n’est pas la première fois que la haute juridiction casse un arrêt parce qu’il a refusé d’opérer un contrôle de proportionnalité. C’était le cas de l’arrêt du 10 juin 2015 (Civ. 1re, 10 juin 2015, n° 14-20.790, D. 2015. 2365 ; note H. Fulchiron ; ibid. 2016. 857, obs. F. Granet-Lambrechts ; ibid. 1966, obs. P. Bonfils et A. Gouttenoire ; RTD civ. 2015. 596, obs. J. Hauser ; ibid. 825, obs. J.-P. Marguénaud ; Dr. fam. 2015, n° 163, note C. Neirinck), considéré comme précurseur du contrôle de proportionnalité en matière de délais de prescription en droit de la filiation. À l’époque, la Cour de cassation avait cassé l’arrêt sur le fondement de l’article 455 du code de procédure civile pour défaut de réponse à conclusions. Dans l’arrêt sous examen, cet article n’était pas invoqué par le pourvoi et on sait que le principe dispositif peut de ce fait expliquer son absence du visa. Tout de même, la cassation pour défaut de base légale au visa des articles 8 de la Convention européenne et 321 du code civil ne nous semble pas anodine. Le défaut de base légale peut se définir comme « l’insuffisance des constatations de fait qui sont nécessaires pour statuer sur le droit » (Rép. pr. civ., v° Pourvoi en cassation, par J. Boré et L. Boré, n° 500). Or la cour d’appel ayant procédé aux constations nécessaires pour appliquer la prescription de l’action et vérifier la conventionnalité de l’article 321 du code civil au regard de l’article 8 de la Convention européenne, on est tenté d’en déduire que le simple fait de ne pas procéder au contrôle de proportionnalité in casu quand la violation du droit au respect de la vie privée est invoquée en matière de délai de prescription constitue, en lui-même, un défaut de base légale. Ainsi, au-delà, la question est peut-être alors celle de la faculté, voire de l’obligation dans laquelle se trouveraient les juges d’opérer un tel contrôle même lorsqu’il n’est pas spécifiquement demandé…

Il faudra attendre une autre décision de cassation pour confirmer – ou infirmer – ce sentiment mais, en attendant, la Cour de cassation paraît, a minima, vouloir adresser un message clair aux juges du fond : lorsque, en matière de filiation, ils sont amenés à déclarer une action irrecevable en raison de la prescription du délai pour agir, le refus de procéder au contrôle de proportionnalité quand il est demandé par les parties voue l’arrêt à la cassation. C’est en cela que la publication de cet arrêt sous examen semble vouloir montrer l’exemple… à ne pas suivre !