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Délai de forclusion, introduction de l’instance et saisine du juge

En présence d’un délai de forclusion, le délai à respecter doit-il s’entendre par rapport à l’introduction de l’instance ou de la saisine du juge ? La chambre sociale opte pour la première branche de l’alternative. L’interprétation proposée semble conforme à la logique de la procédure civile mais se trouve être en violation flagrante du texte issu du code du travail.

par Jérémy Jourdan-Marquesle 21 juin 2018

Le 30 novembre 2016, le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) d’un groupe a rendu une délibération décidant du recours à un expert. Les sociétés du groupe ont saisi le tribunal de grande instance en la forme des référés, conformément à l’article (ancien) L. 4614-13 du code du travail, afin d’obtenir l’annulation de la délibération. L’assignation a été délivrée le 14 décembre 2016 et remise ultérieurement au secrétariat-greffe. Le président du tribunal de grande instance a annulé la délibération. Le CHSCT fait grief à l’ordonnance de déclarer recevable la demande des sociétés du groupe, alors que, selon le moyen, l’employeur qui entend contester la nécessité de l’expertise saisit le juge judiciaire dans un délai de quinze jours à compter de la délibération de ce comité. En conséquence, le moyen soutient que, lorsqu’une demande est présentée par voie d’assignation, la saisine du juge est réalisée par la remise au greffe d’une copie de cette assignation. Le pourvoi reproche ainsi à l’ordonnance d’avoir retenu la date de la délivrance de l’assignation et non celle de remise au secrétariat-greffe. La Cour de cassation rejette le pourvoi, aux motifs qu’« il résulte de l’article 485 du code de procédure civile et de l’article L. 4614-13 du code du travail, alors applicable, que, la demande en justice devant le président du tribunal de grande instance statuant en la forme des référés étant formée par assignation, la date de saisine du juge s’entend de celle de l’assignation » (Soc. 6 juin 2018, n° 17-17.594 ; v. égal., du même jour et de la même chambre les arrêts nos 16-28.026 et 17-10.497, D. 2018. 1262 ).

L’enjeu est le respect des délais de forclusion. Ainsi, dans l’hypothèse de l’arrêt, l’article (ancien) L. 4614-13 du code du travail énonçait que « l’employeur qui entend contester la nécessité de l’expertise, la désignation de l’expert, le coût prévisionnel de l’expertise tel qu’il ressort, le cas échéant, du devis, l’étendue ou le délai de l’expertise saisit le juge judiciaire dans un délai de quinze jours à compter de la délibération du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail ou de l’instance de coordination mentionnée à l’article L. 4616-1. Le juge statue, en la forme des référés ». Le demandeur dispose donc d’un délai de quinze jours pour saisir le juge. Comment le juge doit-il être saisi ? La procédure prévue par l’article (ancien) L. 4614-13 du code du travail est une procédure en la forme des référés. Le régime de cette procédure est largement calqué sur la procédure de référé, conformément à l’article 492-1 du code de procédure civile. Cette disposition renvoie notamment à l’article 485 du même code, qui dispose que « la demande est portée par voie d’assignation à une audience tenue à cet effet aux jour et heure habituels des référés ». Ainsi, l’instance prévue à l’article (ancien) L. 4614-13 du code du travail doit être introduite par voie d’assignation dans les quinze jours de la décision du CHSCT.

La difficulté tient à ce que l’assignation est un processus en deux étapes. D’abord, l’assignation est signifiée à la partie défenderesse (v. Rép. pr. civ., Assignation, par G. Maugain, nos 28 s.), ensuite, elle est remise au greffe de la juridiction (v. Rép. pr. civ., Assignation, par G. Maugain, nos 35 s.). Or chacune de ces étapes emporte ses propres conséquences procédurales (C. Chainais, F. Ferrand et S. Guinchard, Procédure civile. Droit interne et européen du procès civil, Dalloz, coll. « Précis », 2016, nos 420 s. ; Rép. pr. civ., Assignation, par G. Maugain, nos 50 et 58). La délivrance de l’assignation à la défenderesse permet l’introduction de l’instance (C. pr. civ., art. 53 ; Cass., avis, 4 mai 2010, n° 0100002P, Dalloz actualité, 27 mai 2010, obs. L. Dargent ; ibid. 2011. 1107, obs. M. Douchy-Oudot ; RTD civ. 2010. 535, obs. J. Hauser ; ibid. 614, obs. R. Perrot  ; Procédures 2010. Comm. 278, note M. Douchy-Oudot ; Civ. 1re, 28 mai 2015, n° 14-13.544, Dalloz actualité, 9 juin 2015, obs. M. Kebir ; ibid. 2016. 674, obs. M. Douchy-Oudot ; AJ fam. 2015. 402, obs. S. Thouret  ; Procédures 2015. Comm. 266, obs. M. Douchy-Oudot ; JCP 2015. 1647, obs. C. Coutant-Lapalus ; Gaz. Pal. 2016, n° 1, p. 67, obs. A.-L. Casado ; 18 nov. 2015, n° 14-23.411, Dalloz actualité, 3 déc. 2015, obs. F. Mélin ; AJ fam. 2016. 54, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RTD civ. 2016. 92, obs. J. Hauser ; Procédures 2016. Comm. 22, obs. M. Douchy-Oudot) ; la remise au secrétariat-greffe de la juridiction permet la saisine du juge (C. pr. civ., art. 757, devant le TGI ; art. 838 devant le TI).

Quelle date faut-il retenir pour s’assurer que les délais de forclusion n’ont pas expiré ? C’est ici toute la problématique soulevée par l’arrêt. L’article 2241 du code civil énonce que « la demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription ainsi que le délai de forclusion ». Antérieurement à l’entrée en vigueur de ce texte, la date de délivrance de l’assignation était considérée comme interrompant les délais (Civ. 2e, 29 nov. 1995, n° 93-21.063, Bull. civ. II, n° 294 ; RDI 1996. 578, obs. P. Malinvaud et B. Boubli ; RTD civ. 1996. 465, obs. R. Perrot ; JCP 1996. II. 22699, note E. Sander ; Civ. 3e, 15 juin 2005, n° 03-17.478, Bull. civ. III, n° 133 ; D. 2005. 3005 , note I. Tchotourian ; AJDI 2005. 760 ). La loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 introduisant le nouvel article 2241 ne conduit pas à un changement d’approche (v. Rép. pr. civ., Assignation, par G. Maugain, n° 54). Autrement dit, dans la majorité des hypothèses, seule compte la date de délivrance de l’assignation, la date de mise au rôle étant parfaitement indifférente (v. Rép. pr. civ., Assignation, par G. Maugain, n° 55). L’enrôlement est seulement exigé à peine de caducité de l’assignation, laquelle entraînerait un anéantissement rétroactif de l’effet interruptif de prescription (Cass., ass. plén., 3 avr. 1987, n° 86-11.536, Bull. ass. plén., n° 2 ; D. 1988. 122, obs. P. Julien ; RTD civ. 1987. 401, obs. R. Perrot ; JCP 1987. II. 20792, concl. X. Cabannes ; Gaz. Pal. 1987. 2. 786, obs. H. Croze et C. Morel). En suivant cette analyse, la solution retenue par la chambre sociale serait parfaitement fondée.

Il n’en demeure pas moins que l’article (ancien) L. 4614-13 du code du travail présente une importante spécificité. En effet, il dispose que « l’employeur […] saisit le juge judiciaire dans un délai de quinze jours à compter de la délibération du comité d’hygiène ». Or, on le constate immédiatement, le délai de quinze jours prend en compte la saisine du juge et non l’introduction de l’instance. L’article 757 du code de procédure civile est parfaitement clair sur ce point : « Le tribunal est saisi, à la diligence de l’une ou l’autre partie, par la remise au greffe d’une copie de l’assignation ». Il y a donc une véritable dérogation au droit commun de l’interruption du délai de forclusion, qui se fait à compter de la saisine du juge, et non de la délivrance de l’assignation. Une telle hypothèse n’est pas totalement isolée, on en trouvait notamment une trace à l’ancien article 1113, alinéa 2, du code de procédure civile (rédaction antérieure au décr. n° 94-42, 14 janv. 1994 : « si l’un ou l’autre des époux n’a pas saisi le juge aux affaires familiales à l’expiration des six mois, les mesures provisoires sont caduques »). Elle demeure toutefois excessivement rare, au moins dans le code de procédure civile (après une recherche rapide, il existe une occurrence à l’article 1042 du code de procédure civile, mais dans une hypothèse qui ne semble pas caractériser un véritable délai de forclusion). Doit-on considérer, dès lors, que la mention de la saisine de la juridiction est plus une maladresse de rédaction qu’une véritable intention du législateur de distinguer introduction de l’instance et saisine de la juridiction ? Selon une doctrine, dans une telle hypothèse, il faut s’attacher à la lettre du texte et retenir la date de la saisine de la juridiction (N. Cayrol, « Actes introductifs d’instance », in S. Guinchard [dir.], Droit et pratique de la procédure civile, Dalloz Action, 2017-2018, n° 172.24).

Ce n’est pas l’approche retenue par la chambre sociale, qui préfère une interprétation plus protectrice des intérêts du demandeur. Il n’en demeure pas moins que celle-ci est manifestement contra legem, alors que l’argumentation soulevée par le moyen paraissait fondée. Peut-on véritablement le reprocher à la Cour ? En faveur d’une telle approche, on remarque qu’un délai de quinze jours à peine de forclusion est déjà extrêmement réduit. Exiger que le juge soit saisi dans ce délai conduit à ajouter une condition supplémentaire qui peut rendre délicat l’accès au juge. Il est à craindre que cet impératif conduise à une violation de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, d’autant qu’il déroge au droit commun.

La difficulté est-elle résolue par l’abrogation de l’article L. 4614-13 du code du travail par l’ordonnance n° 2017-1386 du 22 septembre 2017 ? Il est permis d’en douter, dès lors que, sauf erreur de notre part, on trouve désormais une disposition équivalente à l’article L. 2315-86 du code du travail, qui énonce notamment que « l’employeur saisit le juge judiciaire dans un délai fixé par décret en Conseil d’État de : 1° La délibération du comité social et économique décidant le recours à l’expertise s’il entend contester la nécessité de l’expertise ; 2° La désignation de l’expert par le comité social et économique s’il entend contester le choix de l’expert ; 3° La notification à l’employeur du cahier des charges et des informations prévues à l’article L. 2315-81-1 s’il entend contester le coût prévisionnel, l’étendue ou la durée de l’expertise ; 4° La notification à l’employeur du coût final de l’expertise s’il entend contester ce coût ». Or ce délai se trouve désormais à l’article R. 2315-49 qui retient que, « pour chacun des cas de recours prévus à l’article L. 2315-86, l’employeur saisit le juge dans un délai de dix jours ». Cette disposition prévoit un nouveau délai de forclusion d’une durée encore plus réduite et retient toujours la saisine du juge.

En définitive, on pourrait espérer une œuvre de clarification en matière de délai de forclusion, prenant en compte un seul événement – soit l’introduction de l’instance, soit la saisine du juge –, seul à même de renforcer la sécurité juridique et d’assurer le droit d’accès au juge. Il faudrait néanmoins pour cela que le législateur prenne conscience de la difficulté et modifie la lettre des textes.