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Délibéré Benalla : « Des comportements inadmissibles et insupportables au corps social »

Le Tribunal correctionnel de Paris a rendu vendredi dernier sa décision dans le dossier à tiroirs dit « Benalla », qui avait démarré avec la révélation des agissements de ce dernier, et de Vincent Crase, au cours d’une manifestation du 1er mai 2018. Le principal protagoniste a écopé de trois ans d’emprisonnement dont deux de sursis simple, et son compère, de deux ans intégralement assortis du sursis.

par Antoine Blochle 5 novembre 2021

« La durée du procès [trois semaines, NDLR] a visiblement suscité de l’étonnement chez certains », entame la présidente, déplorant que l’on ait pu parler ici ou là de « justice de luxe ». Quant à « l’idée selon laquelle certains auraient déjà été jugés par les médias », elle la considère « fausse et dangereuse, [car] ce serait reconnaître aux médias le droit de juger ». D’ailleurs, elle souligne qu’Alexandre Benalla a lui-même donné des interviews en marge de l’audience, et même évoqué à la barre des articles à peine parus, « et ce dans une confusion des valeurs et des principes ». Elle lui reproche également d’avoir « pensé être victorieux en croyant à des rapports de force dans cette enceinte. Là encore, vous avez été dans la confusion et une grave erreur d’analyse ». Au passage, « le tribunal regrette l’absence » de l’un des prévenus, à savoir Vincent Crase.

Conformément aux réquisitions du ministère public, Alexandre Benalla et Vincent Crase sont tout d’abord relaxés du chef de port d’insignes, en l’espèce des brassards siglés, « en raison de l’impossibilité de tracer [leur] origine ». Toutefois, le tribunal renvoie à l’infraction d’immixtion, « dont les éléments constitutifs se trouvent renforcés de par le port de cet accessoire ». Répondant à des conclusions soulevées in limine litis par la défense de Vincent Crase, et par la même occasion à des questionnements plus larges autour de la notion de « participation à une opération de maintien de l’ordre », les magistrats précisent en préambule qu’ils distinguent « la participation à l’interpellation » de « l’interpellation elle-même », en ce que la première, poursuivie sous la prévention d’immixtion, « recouvre en réalité la participation […] au bond offensif des forces de l’ordre », nécessairement « antérieure » et « distincte » de l’interpellation, constitutive pour sa part de violences volontaires. Et de souligner que les deux préventions « ne protègent pas les mêmes intérêts ».

Sur le 1er mai, « aucune carence des forces de l’ordre que vous auriez pu pallier »

Sur ces agissements du 1er mai, dans le Jardin des Plantes puis sur la Place de la Contrescarpe, le tribunal considère que « l’argument pivot […] de la légitimation de leurs interventions […] par l’article 73 du code de procédure pénale ne saurait prospérer », dans la mesure où « il convient de constater très clairement que [ces] interventions n’étaient à aucun moment nécessaires », et qu’elles étaient donc « illégitimes ». Cette « construction intellectuelle » de l’article 73 « est écartée juridiquement, et en toute hypothèse, ne correspond pas au déroulé des évènements ». La présidente précise que « la situation n’était pas hors de contrôle, les CRS auraient pu se débrouiller tout seuls, il n’y avait aucune carence des forces de l’ordre [que] vous auriez pu pallier ». Puis fait sienne l’analyse de l’ancienne directrice de l’IGPN, citée comme témoin (par la défense Benalla !) : « L’article 73 ne s’applique pas lorsqu’il y a des policiers sur place ». Une lecture que la défense avait contestée à l’audience, arguant de l’absence de jurisprudence. Sur l’immixtion, la présidente précise que « vous avez contribué à créer une confusion des genres [puisque] à aucun moment vous n’avez clarifié [votre statut] vis-à-vis de vos interlocuteurs ». Plus largement, elle tâcle leur positionnement à tous les deux, qui a consisté à en faire des tonnes sur leur « instinct », et même leur « ADN de gendarmes » : « Vous présentant comme un parangon de la vertu et du devoir citoyen, […] vous auriez dû vous en vanter dès vos premières explications dans ce dossier… ».

Le jugement écarte par la même occasion l’argument du flou entourant le statut d’observateur dans une manifestation : « Le sens commun comprend qu’il s’agit de regarder sans agir, et […] les compétences dont ils se sont à plusieurs reprises prévalu impliquent nécessairement qu’ils avaient une parfaite compréhension de ce mot de ce que cela impliquait comme comportement ». « Quant aux black blocs », ajoute la présidente, « vous en avez vu partout », alors que les cinq parties civiles « ne doivent pas être considérées comme appartenant à cette mouvance ». Benalla et Crase sont déclarés coupables de l’ensemble des infractions d’immixtion et de violences, même si certains faits de violences sont disqualifiées par l’abandon, tantôt de la réunion, tantôt de l’ITT. En outre, pour avoir supprimé du téléphone portable de l’une d’elles une vidéo sur laquelle Benalla et lui-même apparaissaient, Crase est condamné pour accès frauduleux à un « STAD » et dégradation de bien privé. À plusieurs reprises, la présidente évoque sur ce volet du 1er mai des « comportements inadmissibles et insupportables au corps social, [et] jetant l’opprobre sur la profession de policier ».

Sur les armes, « des explications absurdes et irresponsables »

Sur la question de l’arme de poing portée antérieurement par Alexandre Benalla, et visible sur un selfie réalisé au cours de la campagne présidentielle de 2017, la présidente souligne que le prévenu n’a « pas hésité à donner des explications absurdes et irresponsables », notamment sur le caractère factice de l’arme, « s’adaptant à l’évolution des investigations ». Vincent Crase, qui était lui aussi porteur d’un pistolet, mais cette fois au cours de la manifestation du 1er mai, avait quant à lui reconnu les faits. Mais la présidente considère la encore que ses explications étaient « incohérentes et irresponsables, marquant la gravité des faits, et la dangerosité » de Vincent Crase. Le jugement souligne au passage qu’il est « curieux d’observer que malgré leur amitié, [il] n’ait pas cru bon d’avertir » Benalla qu’il portait cette arme.

Sur la vidéosurveillance, des policiers « en pleine confusion des rôles »

Des images du « PZVP » ont été extraites du système dès le 2 mai, puis communiquées à la Présidence de la République et à « cellule-risposte » de LREM dans le courant du mois de juillet, après la parution de l’article du Monde. Un commissaire et un contrôleur général alors en poste à la préfecture de police étaient donc poursuivis pour avoir permis à des personnes non-habilitées d’accéder à ces images, pour les avoir détournées de leur finalité, et pour violation du secret professionnel. Alexandre Benalla était quant à lui renvoyé pour recel. Tous trois sont déclarés coupables. S’agissant du commissaire, Maxence Creusat, le tribunal rejette l’argument du commandement de l’autorité légitime, notamment sur le fondement de l’ordre manifestement illégal. Puis souligne que le but de l’opération était de « servir un intérêt particulier, celui d’Alexandre Benalla », et de sa « défense médiatique », avant de préciser que son « empressement » démontrerait l’élément intentionnel. Oralement, la présidente ajoute que « vous avez aussi agi dans votre intérêt personnel, [puisque] vous considériez devoir plaire, ou en tout cas ne pas déplaire » à Benalla, ce qui constitue « une erreur d’appréciation ». Même logique concernant le contrôleur général, Laurent Simonin, qui « avait parfaitement conscience et connaissance de l’origine délictuelle de ces images ». Le tribunal souligne au passage sa « relation plus proche, voire amicale » avec Alexandre Benalla, une certaine « mauvaise foi », et là encore, un « mélange des genres », constitué par la perspective d’un retour d’ascenseur, puisqu’il comptait alors quitter la « PP ». Plus largement, concernant la posture des deux policiers tout au long de l’affaire, la présidente précise que « vous saviez l’un et l’autre ce qui était resté dissimulé, […] même s’il est vrai que toute votre autorité le savait aussi ».

Sur les passeports, « Benalla a voulu s’affranchir de toute règle »

On passe à l’utilisation par Alexandre Benalla de deux passeports diplomatiques, postérieurement à son licenciement, qui lui-même faisait suite à la révélation dans la presse des faits du 1er mai. La présidente considère que « vous avez franchi la ligne entre la débrouillardise dont vous vous vantez et la commission d’une infraction pénale ». « Il est possible de penser », précise le jugement, « qu’en réalité, Alexandre Benalla a voulu, dans sa nouvelle vie professionnelle, impressionner ses interlocuteurs étrangers et s’assurer une sorte de standing ». Vient le faux et usage, en l’espèce d’une demande de passeport de service prétendument signée par le chef de cabinet, « dont il n’avait nul besoin », précise le jugement. À Benalla, la présidente ajoute que « vous aviez été investi d’un certain pouvoir, […] qui exigeait rigueur et exemplarité, […] et vous avez trahi la confiance qui vous avait été faite ». Elle ajoute qu’en niant les faits, « vous avez ainsi contraint à des investigations pouvant mettre en cause l’image de la présidence de la République », et que « vous n’avez pas hésité à semer le doute sur les déclarations » du gratin du « Palais ». « Ces mises en cause infondées démontrent si besoin était qu’Alexandre Benalla a voulu s’affranchir de toute règle », ajoute le jugement.

Alexandre Benalla, dont la présidente souligne « le sentiment d’impunité et de toute puissance », est condamné à trois ans d’emprisonnement, dont deux assortis du sursis simple : « Seule une peine mixte est susceptible de marquer la gravité [de son] indifférence à la loi pénale ». Les douze mois ferme sont aménagés ab initio, même si la présidente souligne que « votre sentiment d’impunité est tel que vous avez cru bon de fournir des pièces problématiques », en plus de « mentir par omission sur vos ressources » : Benalla les exécutera finalement sous la forme d’un DDSE au domicile de sa mère. S’ajoutent 500 € d’amende contraventionnelle, et plusieurs peines complémentaires : interdiction d’exercer une fonction publique pour 5 ans, interdiction de détenir une arme pour 10 ans. Quant à Vincent Crase, « mais rapidement, puisqu’il n’est pas là », il écope de deux ans d’emprisonnement intégralement assortis du sursis simple, de 500 € d’amende contraventionnelle, et de la PCO d’interdiction de détenir une arme, là encore pour 10 ans. Le commissaire est condamné à 5 000 € d’amende, sans mention au casier « afin de vous permettre de continuer à exercer vos fonctions ». Et le contrôleur général, de trois mois de sursis simple, là encore sans inscription au B2, « notamment en raison de la sanction interne qui a déjà été prise ». Sur le plan civil, Benalla et Crase sont condamnés (séparément, solidairement ou in solidum selon les cas) à verser une somme globale de 10 000 € pour les divers préjudices moraux, et plus de 40 000 € d’article 475-1, avec exécution provisoire.