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Demandes successives de révision de rente viagère et autorité de chose jugée

L’évolution des circonstances, au regard de nouvelles lois en vigueur, permet de porter à nouveau devant le juge la question, déjà tranchée, de la révision de la prestation compensatoire et les juges du fond ne sauraient la rejeter, pour atteinte à l’autorité de chose jugée, sans étudier ces circonstances de fait nouvelles.

par Géraldine Maugainle 24 juin 2019

Lorsqu’un arrêt est rendu au visa de l’article 1355 du code civil, il attire nécessairement l’intention, tant le principe d’autorité de chose jugée est essentiel et complexe. C’est le cas de l’arrêt de la première chambre civile du 29 mai 2019, qui se prononce sur l’articulation entre ce principe et des demandes successives de révision de rente viagère. En l’espèce, par un arrêt du 13 août 1998, un homme avait été condamné à payer à son ex-épouse une prestation compensatoire sous la forme d’une rente viagère. Le débirentier avait alors saisi une première fois le juge d’une demande de révision de la rente au motif que le maintien de celle-ci procurait un avantage manifestement excessif à la crédirentière, comme le permettait l’article 33, VI, de la loi du 26 mai 2004. Un jugement du 6 novembre 2008 rejeta cette demande. Par requête du 15 septembre 2015, le débirentier saisit à nouveau le juge aux affaires familiales d’une demande de suppression de la rente pour le même motif. La cour d’appel déclara la demande du débiteur irrecevable car le jugement du 6 novembre 2008 avait autorité de chose jugée et l’introduction par la loi du 16 février 2015, postérieure à la décision de 2008, de nouveaux critères tels que la durée du versement de la rente ou le montant déjà versé ne permettait pas de remettre en cause cette autorité. Le débirentier forma un pourvoi en cassation.

La Cour de cassation avait déjà eu l’occasion de se pencher sur cette problématique dans une espèce très similaire, à ceci près que la révision n’était pas demandée en raison d’un avantage manifestement excessif conféré à la crédirentière, comme le permet l’article 33, VI, de la loi du 26 mai 2004, mais d’un changement important dans les ressources ou les besoins de l’une ou l’autre des parties, prévu à l’article 276-3 du code civil (Civ. 1re, 2 janv. 2015, n° 13-21.619, RTD civ. 2015. 365, obs. J. Hauser ). Après un jugement irrévocable l’ayant débouté de sa demande de révision de la rente, l’ex-mari débirentier avait ressaisi la justice d’une nouvelle demande de révision. La cour d’appel y avait alors fait droit et avait repoussé l’irrecevabilité fondée sur l’autorité de chose jugée car la situation économique alléguée au cours de la seconde instance était différente de celle examinée au cours de l’instance précédente. La haute juridiction casse au visa de l’article 1351 du code civil pour fausse application, car les changements économiques n’étaient pas suffisamment caractérisés pour justifier une nouvelle demande. La Cour de cassation posait ainsi les bases de l’articulation entre demandes successives de révision de rente viagère et le principe d’autorité de chose jugée. Ce n’est qu’en cas de changements importants que l’autorité de chose jugée cesse de faire obstacle à une nouvelle demande de révision, l’idée étant d’assurer une certaine stabilité dans les rapports entre crédirentier et débirentier (J. Hauser, Révision des prestations sous forme de rente : le changement important, RTD civ. 2015. 365, préc.). Cela est cohérent avec les exigences textuelles de « changements importants » ou d’« avantages manifestement excessifs ».

La difficulté, dans l’espèce ayant donné lieu à l’arrêt du 29 mai 2019, est que la nouvelle demande s’appuyait sur un changement caractérisé au regard d’une nouvelle législation. Là encore, la Cour de cassation s’était déjà prononcée à propos d’un problème de filiation qui, comme la rente viagère, s’inscrit dans le temps, la première parce qu’elle concerne l’état des personnes, la seconde parce qu’elle est à exécution successive. Une femme avait intenté au nom de son fils mineur une action en recherche de paternité contre celui qu’elle estimait être le père. Un arrêt de 1983 avait alors rejeté cette demande au motif qu’elle n’entrait pas dans les cas restrictifs d’ouverture prévus par les textes de l’époque. En 1998, l’enfant devenu majeur intenta à son tour une action en recherche de paternité contre le même homme, sur le fondement de textes renouvelés par une loi de 1993 et n’exigeant plus le respect de cas d’ouverture. Le défendeur souleva alors la fin de non-recevoir tirée de l’autorité de la chose jugée résultant de l’arrêt de 1983. Or la Cour de cassation approuva les juges du fond d’avoir décidé que « l’action nouvelle étant fondée sur une autre cause ne se heurtait pas à la chose jugée sur le fondement des textes anciens » (Civ. 1re, 21 sept. 2005, n° 02-15.586, D. 2006. 207 , note M. Lamarche ; ibid. 1139, obs. F. Granet-Lambrechts ; RTD civ. 2005. 769, obs. J. Hauser ). La doctrine s’en est émue. « Par une mise à l’écart d’une autorité de la chose jugée, pourtant évidente, la loi de 1993 est ainsi dotée d’une rétroactivité étonnante puisqu’elle va permettre de rouvrir des débats longtemps après alors qu’ils avaient déjà fait l’objet d’une décision définitive » (J. Hauser, Droit transitoire : les enfants naturels avant et après 1993, RTD civ. 2005. 769 ; adde M. Lamarche, Les lois passent… l’autorité de la chose jugée trépasserait ?, D. 2006. 207 ). Or, avec l’arrêt Césaréo de 2006 (Cass., ass. plén., 7 juill. 2006, n° 04-10.672, Bull. ass. plén., n° 8 ; D. 2006. 2135, et les obs. , note L. Weiller ; RDI 2006. 500, obs. P. Malinvaud ; RTD civ. 2006. 825, obs. R. Perrot ), cette solution semblait devoir rester isolée.

Pour la majorité de la doctrine, l’association du principe de concentration des moyens et de l’autorité de chose jugée qui est opérée par l’assemblée plénière en 2006 a modifié les contours de la triple identité – parties, objet et cause – permettant de déclarer irrecevable une demande subséquente en raison de l’autorité de chose jugée attachée à une précédente décision (pour une analyse différente, v. G. Maugain, La modélisation du procès civil. Émergence d’un schéma procédural en droit interne, thèse, Dijon, 2010, spéc. n° 255, p. 333). Plus précisément, c’est la notion de cause qui est redéfinie. Certains auteurs ont pensé que l’identité de cause avait été absorbée par l’identité d’objet (C. Bléry, Principe de concentration des moyens. Nouvelle pierre à l’édifice, JCP 2009. 401), voire qu’elle avait été abrogée (RTD civ. 2006. 825, spéc. p. 826, obs. R. Perrot  ; R. Martin, Les détournements de la procédure judiciaire, RTD civ. 2007. 723 , spéc. n° 5, p. 724 ; G. Bolard, L’office du juge et le rôle des parties : entre arbitraire et laxisme, JCP 2008. I. 156, spéc. n° 9, p. 21 ; L. Weiller, Le défendeur à l’action en régularisation forcée d’une vente doit présenter dès cette instance l’ensemble de ses moyens, JCP 2008. II. 10052, note ss Civ. 3e, 13 févr. 2008 ; J. Boré, Da mihi factum, dabo tibi jus. Une philosophie du procès toujours d’actualité ?, JCP 2009. 319). D’autres estiment que, puisqu’un fondement juridique différent de la première procédure n’était pas propre à remettre en cause l’identité de la cause, c’est que celle-ci est une notion factuelle (S. Guinchard, F. Ferrand et C. Chainais, Procédure civile, 34e éd., Dalloz, coll. « Précis », spéc. n° 225, b, 3, γ, p. 270). Mais, dans l’arrêt Césaréo, le fondement juridique n’avait été écarté que parce que le requérant avait été négligent : il « s’était abstenu de le soulever en temps utile ». En revanche, si une nouvelle loi, adoptée après une décision ayant autorité de chose jugée, était invoquée à l’appui d’une nouvelle demande, il n’y a aucune raison que le principe de concentration des moyens conduise à son rejet et donc qu’elle se heurte à l’autorité de chose jugée. Ce n’est pourtant pas l’avis des défenseurs de la conception factuelle de la cause pour qui la chose jugée étant irrévocable, peu important qu’une nouvelle loi soit promulguée après (v. Rép. civ., Chose jugée, par J. Karila de Van, n° 192, réactualisé par N. Gerbay). C’est l’interprétation que semble retenir la cour d’appel dans l’espèce ayant donné lieu à l’arrêt du 29 mai 2019. La loi nouvelle, qui seule permettait l’examen de faits nouveaux au regard des critères qu’elle posait, ne permet pas de remettre en cause l’autorité de chose jugée.

La Cour de cassation casse l’arrêt en ce qu’il déclare irrecevable la demande du débirentier en révision de la rente viagère pour avantage manifestement excessif. En visant l’article 1351, devenu 1355, du code civil ainsi que les textes relatifs à la révision de la prestation compensatoire fixée sous forme de rente, la Cour précise l’articulation entre demandes successives de révision et autorité de chose jugée. Cette dernière ne doit pas porter d’atteinte excessive aux demandes de révision expressément prévues par le législateur. En l’espèce, les juges du fond auraient dû rechercher si, au moment de la seconde demande de révision, le débirentier n’invoquait pas des circonstances de fait nouvelles « résultant notamment de la durée du versement de la rente depuis le jugement du 6 novembre 2008 et du montant déjà versé ». Or il s’agit ici des nouveaux critères intégrés par la loi de 2015 à l’article 33, VI, de la loi du 26 mai 2004. Est-ce à dire que la Cour de cassation admet qu’une nouvelle loi permet de remettre en cause l’autorité de chose jugée ? Ce serait une conclusion hâtive. Cet arrêt de la première chambre civile permet seulement de dire que, lorsque le législateur autorise expressément les demandes de révision de la prestation compensatoire fixée sous forme de rente viagère, chaque demande est soumise à la législation en vigueur au moment de sa formulation. En revanche, il est nécessaire d’invoquer des faits nouveaux depuis la dernière demande et d’en vérifier l’adéquation avec la présupposition de ladite législation. On peut d’ailleurs noter que la Cour de cassation précise que la durée du versement n’est à prendre en compte que depuis le jugement du 6 novembre 2008. Cette solution est conforme à l’esprit de libéralisation marquant l’évolution des textes relatifs à la prestation compensatoire fixée sous forme de rente.